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A cet instant, Jean-Louis Martin eut envie que son esprit ne soit plus enfermé dans son corps de chair inopérant mais dans un corps d'acier indestructible.

54.

«Personne»?

Drôle de nom, songe Lucrèce.

Et si ce n'était pas un homme?

Elle a certes vu le film 2001, l'Odyssée de l'espace, de Stanley Kubrick, avec son ordinateur Hal qui se révoltait contre les hommes.

Et là ce pourrait être… Deep Blue IV.

Inconcevable. Il faudrait qu'une machine possède une volonté, une intention, une prise de conscience de son «moi».

Même Samuel Fincher l'avait clairement énoncé lors du match: «Les machines n'ont pas d'états d'âme, elles ne veulent ni supplément d'électricité ni supplément de programmes. C'est là leur force et leur faiblesse.»

En tout cas, l'hypothèse de Deep Blue IV a au moins le mérite de fournir un mobile valable: la vengeance. S'il y a quelqu'un qui avait des raisons d'en vouloir à Fincher c'était bien ce tas de ferraille…

Deep Blue IV, l'assassin?

Mais comment aurait-il pu repérer sa victime? Un ordinateur ne peut rien voir…

Quoique…

Un ordinateur branché sur Internet pourrait utiliser les multiples possibilités des réseaux informatiques. N'importe quel ordinateur pourrait avoir accès aux images de toutes les caméras publiques, toutes les webcams, les moindres vidéos de surveillance. N'importe quel ordinateur pourrait surveiller un individu, le suivre, percevoir ses instants de vulnérabilité.

La journaliste pense avoir mis le museau dans une affaire beaucoup plus importante qu'elle ne le pensait de prime abord.

Un enjeu mondial. Les hommes contre les machines.

Reste à savoir comment un ordinateur branché sur le réseau, ayant repéré sa victime, peut tuer à distance durant un acte d'amour entre humains?

Comment Deep Blue IV a-t-il pu assassiner son vainqueur?

Lucrèce Nemrod essaye de visualiser la scène. Samuel Fincher et Natacha Andersen sont nus. Ils sont au lit.

Au ioin, un ordinateur malveillant, Deep Blue IV, motivé par l'esprit de vengeance, les épie grâce à une caméra de surveillance, peut-être une simple webcam posée sur un ordinateur personnel.

Bon sang!

Fincher a peut-être utilisé un gadget électronique branché sur le réseau Internet.

Cette hypothèse a l'avantage de tout expliquer.

Natacha aurait cru de bonne foi que c'était elle la meurtrière. Mais pourquoi n'est-elle pas morte elle aussi? Quand on touche quelqu'un qui s'est électrocuté on est électrocuté à son tour…

Fincher avait peut-être un cœur plus fragile. Quant au top model, elle a dû penser que c'était un effet naturel. Un orgasme.

Elle se souvient d'avoir eu elle-même, au sommet de son plaisir, un instant de complet black-out. La petite mort. Ça ne durait jamais assez longtemps.

Le scénario de l'ordinateur tueur, aussi bizarre soit-il, commence à tenir. Les pièces du puzzle s'emboîtent les unes avec les autres dans l'esprit de la jeune journaliste scientifique.

Pas la peine d'aller chercher la science-fiction, la technologie actuelle permet, elle en est certaine, de comprendre ce genre de situation. Tout tient au fait qu'on sous-estime les ordinateurs, les jugeant incapables de «penser». Pourtant de plus en plus d'articles scientifiques signalent qu'ils deviennent capables de réfléchir comme des «enfants».

Un «enfant électronique» a tué l'homme le plus intelligent pour vérifier son pouvoir. Ou parce que celui-ci lui a flanqué une raclée devant tout le monde. Un enfant avec une mémoire électronique qui n'oublie jamais.

Les idées se recoupent, se complètent, se juxtaposent pour former une chaîne logique. Elle se sent comme un pion dans une partie d'échecs, dont elle commence à peine à entrevoir les règles. Tout ce qu'elle constate c'est que ni son charme ni son agilité au combat ne peuvent plus lui être d'aucune aide.

Et maintenant elle est prisonnière des noirs.

Si elle avait su qu'Isidore l'entraînerait dans un tel cauchemar, elle y aurait réfléchi à deux fois.

Tu parles d'une enquête scientifique!

Quoique…

La jeune journaliste voit déjà le titre «La vengeance de Deep Blue IV» ou «L'assassin était un ordinateur».

Avec ça, j'ai le prix Pulitzer!

Pour l'instant il lui faut trouver un moyen de sortir d'ici avant de devenir folle.

55.

Sa dame blanche était menacée.

Samuel Fincher examina la partie. Il dégagea cette pièce pour la placer au centre du jeu. Là il savait qu'elle bloquait toutes les tentatives d'attaque de son adversaire.

Le neuropsychiatre aimait bien jouer avec Jean-Louis Martin. Aux échecs, les pièces ambassadrices de l'esprit du médecin jouaient contre les pièces ambassadrices de l'esprit du malade. Il n'y avait plus que ces deux cerveaux se confrontant à exacte égalité de chances de gagner.

La partie se poursuivit et finalement Jean-Louis Martin l'emporta facilement malgré cette dame blanche pourtant bien placée.

– Bravo.

«Je vous bats parce que vous êtes un débutant, mais j'ai joué contre un programme d'ordinateur qui me bat, lui, à tous les coups.»

– Ainsi, vous avez trouvé votre maître?

«Oui, cela me trouble, d'ailleurs. Je me demande si les machines ne sont pas plus douées que nous. En stratégie, en tout cas. Mais tout n'est-il pas de la stratégie? Une plante qui pousse est une stratégie de conquête du milieu. Un enfant qui grandit est une stratégie d'un ADN pour se reproduire.»

– Intéressant. Mais vous poussez un peu loin le bouchon, il me semble.

Samuel Fincher replaça son adversaire un peu mieux d'aplomb sur ses coussins.

«Pour l'instant, le titre de champion du monde a été remporté par Deeper Blue contre Kasparov. Peut-être que le sens de l'histoire réclame un triomphe de la machine parfaite contre l'homme imparfait. Nous avons vaincu le singe, l'ordinateur le venge.»

Samuel Fincher jeta un coup d'oeil aux autres malades alentour, des hébéphréniques qui, eux, n'avaient pas le privilège de ce genre de dialogue. La plupart regardaient pensivement les fresques de Salvador Dali, trouvant dans ces figures étranges l'imaginaire qui manquait à leur quotidien.

– Non, nous serons toujours plus forts que les machines, et vous savez pourquoi, Jean-Louis? A cause des rêves. Les machines ne rêvent pas.

«Quel est l'intérêt du rêve?» demanda le malade du LIS.

– Le rêve nous permet de nous réinitialiser. Chaque soir, durant notre phase de sommeil paradoxal, nous recevons dans nos têtes des images, des idées. Et, en même temps, nous nous libérons de tout ce qui a essayé de nous conditionner dans la journée. En Russie, durant les périodes de purges staliniennes, le supplice le plus répandu était d'empêcher les gens de dormir, pour les empêcher de rêver. Privés de rêve, nous perdons toute notre force intellectuelle. Même Ulysse, dans le récit d'Homère, entend les conseils d'Athéna durant ses rêves. Les ordinateurs ne rêvent pas, les ordinateurs ne font qu'accumuler du savoir, sans être réinitialisés. Les ordinateurs sont bloqués sur un système de pensée qui fonctionne par accumulation et non pas par sélection.