Выбрать главу

Il eut soudain un vertige, la science-fiction était dépassée par la réalité. A l'aube du troisième millénaire, tout devenait vraiment possible; donner un cerveau humain à des souris ou toucher à l'Ultime Secret.

Le monde est en train de changer, une simple idée surgissant d'un imaginaire peut se révéler plus terrible qu'une bombe atomique. Il n'y a plus de morale, il n'y a que des expériences. Et qui osera évoquer le statut des souris au «cerveau humanisé»?

Il observe la souris en croix et cela lui rappelle l'œuvre de Salvador Dali: Le Christ observé par son père.

Nous sommes tout-puissants. Il va nous falloir davantage de conscience pour mesurer la portée de nos actes. Sommes-nous prêts?

Samuel Fincher est lui tellement concentré sur ses gestes qu'il ne se pose aucune question. Il a comme seul souci de réussir l'opération et que la souris se réveille indemne.

64.

Après avoir bâti son lieu de vie idéal, Lucrèce dresse l'inventaire de ses ex pour choisir le compagnon idéal. Mais ils avaient tous de bonnes raisons d'être devenus des ex. Elle change de registre et passe en revue ses acteurs préférés.

Non, ils seront narcissiques et exigeront que je les admire.

Elle décide de changer ses critères de sélection.

Il faudrait qu'il me fasse rire. Oui, un homme d'esprit. C'est bien.

Alors elle imagina l'homme sonnant à la porte d'entrée de son château avec un bouquet de fleurs et une bouteille de Champagne. Elle lui faisait visiter son antre et commentait les lieux, avec des précisions sur des œuvres d'art célèbres qu'elle faisait surgir à volonté sur les murs de rocaille. Son bien-aimé allumait ensuite sans difficulté un feu dans la cheminée, déclenchait une musique douce, et versait son Champagne dans des coupes de cristal de Bohême.

65.

La souris se réveilla deux heures plus tard.

– Je crois que nous avons réussi.

L'opération achevée, le neuropsychiatre replaça à la manière d'un couvercle la calotte crânienne, l'agglomérant avec une nouvelle glu chirurgicale qui permettait de recoller les os.

Une prise électrique sortait à présent du sommet du crâne du rongeur, lui donnant l'allure d'un musicien cyberpunk.

Tous ses sens semblaient parfaitement fonctionner. Elle était capable de courir, ses yeux suivaient les objets qui passaient devant elle. Elle savait se défendre contre l'attaque d'un stylo avec ses pattes. Comme, à bien y regarder, des poils blancs sur sa tête noire formaient une barbe évocatrice, Samuel Fincher et Jean-Louis Martin décidèrent de la baptiser «Freud».

Il ne restait plus qu'à tester le levier. Le neuropsychiatre brancha un fil électrique sur la prise et il envoya une faible décharge. Après un instant d'immobilisation surprise, Freud parut nerveuse. Elle agita sa patte droite fébrilement.

«Elle souffre?»

– Je ne sais pas. Elle a l'air plutôt étonnée par cette sensation.

«Comment savoir si elle aime ou si elle n'aime pas?»

Le plus simple était encore de lui confier le levier. Samuel Fincher en disposa un face aux pattes du rongeur et relia les fils à la pile électrique. Freud vint le renifler avec méfiance, mais n'y toucha pas. Alors l'humain, avec deux doigts, activa le levier pour lui en montrer l'effet.

La souris se figea, comme électrocutée. Elle avait compris.

«Ça lui a fait mal?»

Dès que les deux doigts humains lui laissèrent le champ libre, elle empoigna à pleines pattes le levier et le descendit. Elle obtint ainsi une décharge. Elle releva l'appareil et s'en administra aussitôt une seconde. Puis une troisième.

– On dirait qu'elle aime, commenta le neuropsychiatre.

La souris n'arrêtait plus de descendre et de relever le levier avec frénésie. On aurait dit qu'elle pompait l'eau d'un puits pour en faire remonter un élixir qu'elle seule percevait.

66.

Petite musique douce. Il lui masse les épaules. Il la caresse. Puis elle l'invite à poursuivre leurs ébats dans sa chambre.

67.

Samuel Fincher introduisit Freud dans une cage à deux sorties. D'un côté, le levier qui stimule l'Ultime Secret. De l'autre, une femelle en chaleur.

68.

Ils sont sur le lit.

Lucrèce sent ses doigts timides effleurer son épiderme. Penser sentir ou sentir vraiment stimule exactement les mêmes zones dans son cerveau. Ensuite son invité la déshabille très lentement, dévoilant ses dessous en dentelle bleu marine.

69.

Elle montra ses fesses rendues écarlates par le désir. Ses glandes sudoripares lâchèrent un cocktail de phéromones sexuelles aux relents opiacés.

Freud renifla en direction de la femelle, il la regarda. Celle-ci se dandinait et couinait, conviant ce jeune mâle à des ébats prometteurs.

70.

Très lentement, il saupoudre son corps de petits baisers en lui murmurant des «je t'aime» dans le pavillon de l'oreille.

71.

Freud regardait la femelle souris qui adoptait maintenant des positions suggestives. Il agita ses oreilles rondes et son museau proéminent capable de déceler les phéromones. Les moustaches frémirent.

Je ne sais pas ce que c'est mais c'est intéressant, se dit Freud.

Il repéra au fond de l'autre passage le levier.

Quant à ça, ça a l'air encore plus intéressant.

72.

Alors qu'elle est nue, son invité soulève la couette et ils s'y blottissent tous deux comme sous une hutte. Ses caresses se concentrent sur ses zones érogènes, ni trop vite ni trop lentement. Elle l'embrasse goulûment, le déshabille rapidement et se serre fort contre son corps. Elle sent sa chair palpiter contre la sienne.

73.

Freud n'hésita pas une fraction de seconde et fonça vers le levier. La femelle, furieuse, lui lança des invectives en langage souris. Mais Freud n'en eut cure. Pour lui, rien n'égalait l'intérêt qu'il portait au levier.

74.

Elle observe son invité et le juge un peu niais. Elle réfléchit.

Mmmhh… Non, ce genre de gentil toutou, ça me lassera vite.

Aussitôt il disparaît.

Alors qu'est-ce qu'il me faut? Un réalisateur de cinéma. Quelqu'un qui invente des mises en scène pour me surprendre. J'aurais l'impression d'être dans un film ou dans un roman dont je serais l'héroïne.

Elle fait apparaître un metteur en scène qui aussitôt instaure un décor, des lumières, des costumes. Les dialogues deviennent plus subtils, les gestes sont chorégraphiés. A nouveau des amants nus sur son lit. Quelques bougies, de l'encens, la musique souligne chaque événement. Avec les miroirs que le metteur en scène dispose instantanément, Lucrèce profite de plusieurs angles de vue sur elle-même et son partenaire.

Bof. Il finira par me lasser aussi.

Soudain elle constate que les hommes ne sont décidément pas à sa hauteur.

Ils sont tous tellement prévisibles.

Du coup elle n'introduit plus aucun homme dans son château rêvé.

Elle s'installe dans la salle de musculation et pratique du sport dans sa tête. Mais le sport, même imaginaire, donne soif et faim. Elle a envie de manger. Elle imagine un énorme réfrigérateur qu'elle ouvre et qui est rempli de victuailles. C'est rassurant. Elle invite alors des copines pour un festin. Elle prépare des «trucs qui font grossir». Du gratin dauphinois, des lasagnes, des quiches lorraines, des tomates farcies (sans la peau qu'elle digère mal), des brochettes de poulet à la sauce saté, un soufflé au saumon. Et le plus pervers de tous les plats: du cassoulet toulousain avec son confit d'oie et ses haricots gras (ça, même en songe, elle ne se l'autorisait pas jusque-là!).