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Cet été-là, l’été 1929, les Wolf reçoivent la visite d’un frère d’Ephraïm, l’oncle Boris. Il arrive de Tchécoslovaquie pour passer quelques jours en Pologne avec ses nièces et sa belle-sœur. Lui aussi avait dû fuir les bolcheviques.

Dans sa jeunesse, l’oncle Boris avait été un vrai Boïvik – un militant. À 14 ans il avait créé dans son lycée un Kruski, un cercle politique. Devenu chef de l’Organisation militaire du PSR, de la 12e armée, vice-président du Comité exécutif des Soviets du Front nord, il fut député au soviet des paysans, élu membre de l’Assemblée constituante, désigné par le PSR.

— Mais soudain, après avoir donné vingt-cinq années de sa vie à la Révolution, après avoir connu l’ivresse des grandes assemblées politiques… il a tout arrêté. Du jour au lendemain. Pour devenir paysan.

Pour Myriam et Noémie, l’oncle Boris est l’éternel oncle Boris. Avec ses drôles de chapeaux de paille et son crâne désormais lisse comme un œuf. Il est devenu fermier, naturaliste, agronome et collectionneur de papillons. Ses voyages lui permettent d’approfondir ses connaissances sur les plantes. Cet oncle tchekhovien est aimé de tout le monde. Les filles font de longues promenades avec lui dans la forêt, elles découvrent le nom latin des fleurs et les propriétés des champignons. Elles apprennent comment imiter le son d’une trompette avec un brin d’herbe coincé entre leurs doigts. Il faut le choisir à la fois large et solide, pour que le son résonne.

— Regarde ces photos, me dit Lélia, elles ont été prises cet été-là. Myriam, Noémie et leurs cousines portent des robes en coton cousues sur le même patron, manches courtes, tissus fleuris et tablier blanc.

— Elles me font penser à celles que Myriam nous fabriquait lorsque nous étions petites.

— Oui, elle vous faisait poser dans ces robes folkloriques, pour prendre des photos exactement comme celle-ci, en rang, de la plus grande à la plus petite.

— Peut-être que Myriam pensait à la Pologne en nous voyant. Je me souviens que parfois, son regard se perdait.

Chapitre 9

Dans le paquebot qui le mène de Haïfa à Marseille, Ephraïm éprouve une sensation étrange. Cela fait dix ans qu’il ne s’est pas retrouvé seul. Seul dans un lit, seul pour lire, seul pour dîner quand bon lui semble. Les premiers jours, il cherche sans cesse autour de lui la présence des enfants, leurs rires et même leurs disputes. Et puis soudain, l’image délicate de sa cousine vient emplir l’espace vide. Elle hante son esprit le temps de la traversée. Sur le pont, fixant son regard sur l’écume des vagues dans le sillon du bateau, il imagine les lettres qu’il pourrait lui écrire… An… Aniouta chérie, Anouchkaïa mon petit Hanneton… je t’écris du paquebot qui m’emmène vers la France…

Arrivé à Paris, Ephraïm retrouve son petit frère Emmanuel qui a obtenu la nationalité française. Il porte un nouveau patronyme au générique des films. Il est désormais Manuel Raaby – et non plus Emmanuel Rabinovitch.

— Tu es complètement idiot, il fallait prendre un nom français ! s’étonne Ephraïm.

— Ah non ! Moi il me faut un nom d’artiste ! Tu peux prononcer Woua-a-baie, à l’américaine.

Ephraïm éclate de rire car son petit frère a l’air de tout sauf d’un Américain.

Emmanuel travaille avec Jean Renoir. Il a fait une brève apparition dans La Petite Marchande d’allumettes puis il joue l’un des rôles principaux de Tire-au-flanc, une comédie antimilitariste tournée en Algérie. Il sera aussi dans La Nuit du carrefour, d’après un Maigret de Simenon.

L’arrivée du cinéma parlant l’oblige à travailler sa diction pour gommer son accent russe. Il prend aussi des leçons d’anglais et se passionne pour Hollywood.

Grâce à ses relations, Emmanuel a repéré une maison pour Ephraïm près des studios cinématographiques de Boulogne-Billancourt. C’est ainsi qu’à la fin de l’été, les cinq Rabinovitch, Ephraïm, Emma, Myriam, Noémie, et celui que désormais on appelle Jacques, emménagent au 11 rue Fessart.

En cette rentrée de septembre 1929, les filles ne vont pas encore à l’école. Un précepteur vient à la maison leur apprendre le français. Elles le maîtrisent plus vite que leurs parents.

Emma donne des leçons de piano aux enfants des beaux quartiers. Cela fait cinq ans qu’elle n’a pas joué sur un vrai instrument. Ephraïm réussit à entrer au conseil d’administration d’une société d’ingénierie automobile, la Société des carburants, lubrifiants et accessoires. Un bon début pour faire des affaires.

Tout va très vite, très bien, comme aux premiers temps de Riga. Deux années passent. Ephraïm envoie une lettre à son père, dans laquelle il se félicite de sa décision.

Le 1er avril 1931, la famille quitte Boulogne et déménage aux portes de Paris, 131 boulevard Brune, près de la porte d’Orléans. L’immeuble, nouvellement bâti, possède le confort moderne, gaz de ville, eau et électricité. Ephraïm est heureux de pouvoir offrir un tel luxe à sa femme et à ses enfants. Il se passionne pour la croisière jaune, une expédition organisée par la famille Citroën entre Beyrouth et la Chine.

— Une famille juive de Hollande qui vendait des citrons avant de faire fortune dans les diamants puis l’automobile… Citrons, Citroën !

Ces destins fascinent Ephraïm, qui veut lui aussi être naturalisé français. Il sait que les démarches seront longues, mais il est résolu à les mener jusqu’au bout.

Ephraïm décide que ses filles iront dans le meilleur établissement de Paris. Au printemps, les Rabinovitch sont accueillis par la directrice du lycée Fénelon, pour une visite du petit collège. Fondé à la fin du XIXe, c’est la première institution laïque « d’excellence » pour jeunes filles.

— Les professeures sont d’une grande exigence avec les élèves, prévient-elle.

Pour des petites étrangères qui ne parlaient pas un mot de français deux ans auparavant, il sera difficile d’y réussir.

— Mais vous ne devez pas vous décourager.

En passant devant la fenêtre extérieure du gymnase, les Rabinovitch aperçoivent les bras et les jambes des jeunes filles tourbillonnant silencieusement dans l’air, comme des papillons de nuit.

Myriam et Noémie sont impressionnées par la salle de dessin, décorée avec des têtes de statues grecques en plâtre.

— On dirait le musée du Louvre, disent-elles à la directrice.

Myriam et Noémie regrettent de ne pas manger à la cantine. Le réfectoire est si beau, avec ses nappes blanches, ses corbeilles à pain en osier, ses petits bouquets de fleurs. Il ressemble à un restaurant.

À Fénelon, la discipline est sévère et la bonne tenue impérative. Blouse beige avec nom et classe brodés au fil rouge, pas de maquillage.

— Interdiction d’être attendue aux abords du lycée par un garçon, même si c’est un frère, annonce sèchement la directrice.

Sous le grand escalier, la statue en bronze d’Œdipe aveugle, guidé par sa fille Antigone, fascine les fillettes.