Quand ils sortent dans la rue, Ephraïm s’accroupit et prend chacune de ses filles par la main :
— Vous devez être les premières de la classe, c’est compris ?
En septembre 1931, les filles font leur rentrée dans les petites classes du lycée Fénelon. Myriam a presque 12 ans et Noémie 8 ans. Sur leur fiche d’inscription, on peut lire : « Palestiniennes d’origine lituanienne, sans nationalité. »
Pour se rendre à Fénelon, Myriam et Noémie prennent le métro tous les matins. Dix stations séparent la porte d’Orléans de la place de l’Odéon, ensuite elles traversent la cour de Rohan qui débouche dans la rue de l’Éperon. L’ensemble du trajet prend une demi-heure sans courir. Elles le font quatre fois par jour : externes, elles doivent rentrer à midi boulevard Brune pour avaler un déjeuner en vingt minutes à peine. La cantine coûte plus cher que les tickets de métro.
Ces trajets quotidiens sont des épreuves pour les fillettes. Elles se tiennent l’une à côté de l’autre comme des soldats vaillants. Myriam est toujours là pour que Noémie ne fasse pas de mauvaise rencontre dans le métro. Noémie est toujours là pour attirer la sympathie des autres enfants dans la cour de récréation. Elles fonctionnent désormais comme le gouvernement d’un petit État dont elles sont les deux reines.
— En 1999, quand j’ai fait mes dossiers pour entrer en khâgne au lycée Fénelon, tu savais que Myriam et sa sœur y avaient été élèves soixante-dix ans auparavant ?
— Pas du tout, figure-toi – je n’en étais pas encore là dans mes recherches. Sinon, je t’en aurais parlé évidemment.
— Tu ne trouves pas cela surprenant ?
— Quoi ?
— À l’époque je rêvais d’entrer au lycée Fénelon, tu te souviens ? J’étais tellement déterminée au moment de préparer mes dossiers. Comme si…
La famille déménage une nouvelle fois en février 1932. Ephraïm a trouvé un appartement plus grand, 78 rue de l’Amiral-Mouchez, au cinquième étage d’un immeuble de brique qui existe toujours. C’est un appartement de quatre pièces avec cuisine, salle de bains, toilettes et entrée, gaz de ville, eau et électricité. Le téléphone est installé : GOB(elins) 22-62. Au rez-de-chaussée, il y a un bureau de poste. L’immeuble jouxte le parc Montsouris, à deux pas de la gare Cité universitaire. Les filles n’ont plus que deux stations pour arriver au lycée, ce qui facilite leur vie quotidienne. Il suffit ensuite de couper par le jardin du Luxembourg, en longeant le manège de chevaux de bois, où l’on ne gagne rien à décrocher les anneaux.
Pour Emma, c’est le cinquième déménagement depuis qu’elle est mère. Chaque fois, c’est une épreuve, il faut tout ranger, tout trier, laver, plier. Elle n’aime pas, quand elle arrive dans une nouvelle maison, dans un nouveau quartier, cette sensation de chercher ses habitudes comme un objet égaré.
Ainsi les mois se succèdent, les filles grandissent et s’affirment. Jacques, le petit dernier, reste ce gros garçon joufflu dans les jupes de sa mère.
L’avenir se dessine avec ses promesses. Myriam a 13 ans, elle s’imagine étudiante à la Sorbonne, une fois qu’elle aura passé son bac. Le soir, elle raconte à sa petite sœur la vie qui les attend. Les bistrots enfumés du Quartier latin, la bibliothèque Sainte-Geneviève. Elles ont intégré l’idée qu’elles devront accomplir le destin inachevé de leur mère.
— Je m’installerai dans une chambre de bonne rue Soufflot.
— Je pourrais venir vivre avec toi ?
— Bien sûr, tu auras ta chambre, juste à côté de la mienne.
Et ces histoires les font frissonner de bonheur.
Chapitre 10
Une élève de Fénelon organise un thé d’anniversaire pour les camarades de sa classe. Toutes les fillettes sont invitées. Toutes, sauf Noémie. Qui rentre à la maison les joues rouges de colère. Ephraïm est encore plus vexé que Noémie qu’elle n’ait pas été invitée à cet anniversaire, organisé par une vieille famille française dans leur hôtel particulier du 16e arrondissement.
— La vraie noblesse est celle du savoir, explique Ephraïm. Nous irons visiter le Louvre pendant que ces demoiselles s’empiffreront de petits gâteaux.
Ephraïm marche avec ses deux filles, furieux, en direction du carrousel. Sur le pont des Arts, un type l’arrête brusquement, en l’attrapant par le bras. Ephraïm est prêt à se fâcher. Mais il reconnaît alors un ami du Parti socialiste révolutionnaire, qu’il n’a pas vu depuis presque quinze ans.
— Je croyais que tu étais parti t’installer en Allemagne au moment des procès ? lui demande Ephraïm.
— Oui, mais je suis parti il y a un mois, pour venir ici avec ma femme et mes enfants. La situation est difficile pour nous là-bas, tu sais.
L’homme évoque un incendie qui a eu lieu les jours précédents et qui a ravagé le siège du Parlement. Les communistes et les Juifs ont été accusés bien évidemment. Puis il évoque les haines antisémites du nouveau parti élu au Reichstag, le Parti national-socialiste des travailleurs.
— Ils veulent exclure les Juifs de la fonction publique ! Mais oui ! Tous les Juifs ! Comment ça, tu n’étais pas au courant ?
Le soir même, il en parle avec Emma.
— Ce type, je m’en souviens, il s’affolait pour tout déjà… tempère Ephraïm pour ne pas l’effrayer.
Mais Emma se montre soucieuse. Ce n’est pas la première fois qu’elle entend dire que Juifs seraient maltraités en Allemagne, plus sérieusement qu’il n’y paraît. Elle voudrait que son mari se renseigne davantage.
Le lendemain, Ephraïm se rend au kiosque à journaux de la gare de l’Est pour y acheter la presse allemande. Il lit les articles, où l’on accuse les Juifs de tous les maux. Et, pour la première fois, il découvre le visage du nouveau chancelier Adolf Hitler. En rentrant chez lui, Ephraïm se rase la moustache.
Chapitre 11
Le 13 juillet 1933 est le jour de la grande distribution des prix au lycée Fénelon. Les professeurs sont réunis autour de madame la directrice, qui trône sur l’estrade décorée de cocardes tricolores. La chorale des élèves entonne La Marseillaise.
Myriam et Noémie se tiennent devant, l’une à côté de l’autre. Noémie a le visage rond de sa mère, mais la finesse des traits de son père. C’est une ravissante petite fille, souriante et espiègle. Le visage de Myriam est plus sévère. Sérieuse, droite, elle est moins demandée dans la cour de récréation. Mais chaque année, elle est élue déléguée par ses camarades.
Madame la directrice annonce les prix d’excellence, les premiers prix, les accessits et les tableaux d’honneur. Dans son discours, elle cite en exemple les sœurs Rabinovitch, qui font un parcours remarquable depuis le premier jour de leur arrivée.
Myriam, qui a bientôt 14 ans, obtient le prix d’excellence de sa classe et rafle les premiers et deuxièmes prix dans toutes les matières, sauf en gymnastique, couture, et dessin. Noémie, qui a 10 ans, est aussi félicitée.
Emma se demande, presque inquiète, si tout cela n’est pas trop beau pour être vrai. Ephraïm, lui, est comblé. Ses filles font désormais partie de l’élite parisienne.
— Fier comme un châtaignier qui montre tous ses fruits aux passants, aurait dit Nachman.
Après la cérémonie, Ephraïm décide que toute la famille rentrera à pied rue de l’Amiral-Mouchez.
La douceur du Luxembourg, en ce 13 juillet, est irrésistible. Dans l’harmonie de ce jardin à la française, où volètent les papillons sous le regard des statues des Reines de France et femmes illustres, les petits enfants chancellent en faisant leurs premiers pas près du bassin aux bateaux en bois. Les familles rentrent paisiblement chez elles, profitant de la beauté des parterres et du murmure des fontaines. On se salue d’un signe de tête, les messieurs soulèvent leurs chapeaux et leurs épouses sourient avec grâce, devant les chaises vert olive qui attendent les fesses des étudiants de la Sorbonne.