Ephraïm tient fermement le bras d’Emma contre lui. Il n’en revient pas d’être l’un des personnages de ce décor si français.
— Il va bientôt falloir nous trouver un nouveau nom, dit-il en regardant loin devant lui avec sérieux.
Cette assurance d’obtenir la nationalité française fait peur à Emma, qui serre fort la petite main de son dernier enfant, comme pour conjurer le sort. Elle repense aux paroles qu’elle a entendues, pendant le discours de la directrice, de certaines mères qui chuchotaient dans leurs dos :
— Que ces gens sont vulgaires, à exulter de fierté pour leurs enfants.
— Ils sont tellement contents d’eux.
— Ils veulent nous écraser en poussant leurs filles à prendre les meilleures places.
Dans la soirée, Ephraïm propose à sa femme et ses filles d’aller danser au bal populaire du quartier pour fêter la prise de la Bastille, comme tout bon Français.
— Les filles ont si bien travaillé, on peut fêter ça, non ?
Devant la bonne humeur de son mari, Emma chasse loin d’elle ses mauvaises pensées.
Myriam, Noémie et Jacques n’ont jamais vu leurs parents danser. C’est avec étonnement qu’ils les regardent s’enlacer dans les flonflons de la fête.
— Ce 13 juillet, Anne, retiens bien cette date, ce 13 juillet 1933 est un jour de fête pour les Rabinovitch, je dirais même, un jour de bonheur parfait.
Chapitre 12
Le lendemain, le 14 juillet 1933, Ephraïm apprend dans la presse que le parti nazi est devenu officiellement l’unique parti en Allemagne. L’article précise que la stérilisation sera imposée aux personnes atteintes d’infirmités physiques et mentales, afin de sauvegarder la pureté de la race germanique. Ephraïm referme le journal, il a décidé que rien ne viendra entraver sa bonne humeur.
Emma et les enfants font leurs valises. Ils passent la fin du mois de juillet à Lodz chez les Wolf. Maurice, le père d’Emma, offre à Jacques son Talit, le grand châle de prière des hommes :
— Ainsi, il portera son grand-père sur son dos le jour où il montera à la Torah, dit Maurice à sa fille, évoquant ainsi la bar-mitsva de son petit-fils.
Ce cadeau désigne Jacques comme l’héritier spirituel de son grand-père. Emma, émue, prend le châle ancestral, râpé par le temps. Et malgré tout, au moment de le ranger dans sa valise, elle sent au bout de ses doigts que ce cadeau pourrait empoisonner son couple.
En août, Emma et les enfants passent une quinzaine de jours dans la ferme expérimentale de l’oncle Boris en Tchécoslovaquie, pendant qu’Ephraïm, lui, reste à Paris, profiter du calme de l’appartement pour mettre au point sa machine à boulange.
Ces vacances marquent les enfants Rabinovitch d’un bonheur profond. « Je regrette la Pologne, écrit Noémie quelques jours après son retour à Paris. Comme on y était bien ! Il me semble que je sens les roses de chez oncle Boris. Ah, oui ! Je regrette bien la Tchéco, la maison, le jardin, les poules, les champs, le ciel bleu, les promenades, le pays. »
L’année suivante, Myriam est présentée au concours général d’espagnol. C’est la sixième langue qu’elle maîtrise. Elle s’intéresse à la philosophie. Noémie, elle, se passionne pour les Lettres. Elle écrit des poèmes dans son journal intime et rédige des petites nouvelles. Elle obtient le premier prix de langue française et de géographie. Sa professeure, Mlle Lenoir, note qu’elle a « de grandes qualités littéraires » et l’encourage à écrire.
— Être publiée, un jour, songe Noémie en fermant les yeux.
L’adolescente porte désormais ses longs cheveux noirs en nattes, posées en couronne sur sa tête, à la façon des jeunes intellectuelles de la Sorbonne. Elle admire Irène Némirovsky qui s’est fait connaître avec son roman David Golder.
— J’ai entendu dire qu’elle donne une mauvaise image des Juifs, s’inquiète Ephraïm.
— Pas du tout papa… tu ne la connais même pas.
— Tu ferais mieux de lire les prix Goncourt et surtout les romanciers français.
Le 1er octobre 1935, Ephraïm dépose les statuts de sa société, la SIRE, Société industrielle de radio-électricité, sise au 10-12, rue Brillat-Savarin dans le 13e arrondissement. Au tribunal de commerce de Paris où elle est enregistrée, le formulaire indique qu’Ephraïm est « palestinien ». La SIRE est une société à responsabilité limitée, de 25 000 francs de capital, constituée en 250 parts de 100 francs chacune. Ephraïm en possède la moitié, l’autre moitié est partagée avec deux autres associés – Marc Bologouski et Osjasz Komorn, tous deux polonais. Osjasz appartient comme lui au conseil d’administration de la Société des carburants, lubrifiants et accessoires sise au 56 rue du Faubourg Saint-Honoré. La société est fichée au service du contre-espionnage.
— Maman, attends. Attends, dis-je en ouvrant la fenêtre de la pièce enfumée. Tu n’es pas obligée d’entrer dans chaque détail, de me donner chaque adresse.
— Tout est important. Ces détails sont ceux qui m’ont permis de reconstituer peu à peu le destin des Rabinovitch, et je te rappelle que je suis partie de rien, me répond Lélia en allumant une cigarette avec le mégot de la précédente.
Jacques, qui a presque 10 ans, rentre de l’école bouleversé. Il s’enferme dans sa chambre et ne veut parler à personne. À cause d’une phrase, prononcée par un de ses camarades dans la cour de récréation :
— Tirez l’oreille à un Juif et tous entendront mal.
Sur le moment, il n’a pas compris ce que cela voulait dire. Puis un élève de sa classe l’a poursuivi pour lui tirer les oreilles. Et quelques garçons se sont lancés à sa poursuite.
Ces histoires ne plaisent pas du tout à Ephraïm, qui commence à s’agacer.
— Tout cela, dit-il à ses filles, c’est à cause des Juifs allemands qui débarquent à Paris. Les Français se sentent envahis. Si, si, je vous le dis.
Les filles se lient d’amitié avec Colette Grés, une élève de Fénelon dont le père vient de mourir brutalement. Ephraïm est satisfait que ses filles soient amies avec une goy. D’ailleurs il demande à Emma de prendre exemple sur elles.
— Il faut faire des efforts pour notre dossier de naturalisation, lui dit-il. Évite de fréquenter trop de Juifs…
— Alors j’arrête de dormir dans ton lit ! répond-elle.
Cela fait rire les filles. Pas Ephraïm.
Leur amie Colette habite avec sa mère rue Hautefeuille, à l’angle de la rue des Écoles, au deuxième étage d’un immeuble avec cour pavée et tourelle médiévale. Noémie et Myriam passent de longues après-midis dans cette étrange pièce ronde, au milieu des livres. C’est là qu’elles continuent à rêver de leur avenir. Noémie sera écrivain. Et Myriam, professeure de philosophie.
Chapitre 13
Ephraïm suit de près l’ascension de Léon Blum. Les adversaires politiques, ainsi que la presse de droite, se répandent. On traite Blum de « vil laquais des banquiers de Londres », « ami de Rothschild et d’autres banquiers de toute évidence juifs ». « C’est un homme à fusiller, écrit Charles Maurras, mais dans le dos. » Cet article a des conséquences.