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Quelques semaines plus tard, la demande de naturalisation de la famille Rabinovitch est refusée. Ephraïm est ébranlé, des douleurs l’assaillent, tout le long de l’œsophage et en arrière du sternum. Il tente de comprendre d’où vient ce refus. On lui conseille de redéposer un dossier plus complet dans six mois.

Désormais, Ephraïm voit des agents de l’administration cachés derrière chaque réverbère parisien – prêts à mettre en doute sa parfaite « assimilation ». Il fuit tout ce qui peut évoquer ses origines étrangères. Avant, il avait honte de prononcer son nom. Maintenant, il évite de le faire. Dans la rue, s’il entend parler russe, yiddish ou même allemand, il change de trottoir. Emma n’a plus le droit de se rendre rue des Rosiers pour faire son marché. Ephraïm travaille à faire disparaître son accent russe pour parler comme ses enfants – « pointu ».

Le seul Juif qu’Ephraïm fréquente, c’est son frère.

— J’ai de plus en plus de mal à obtenir des rôles, lui explique Emmanuel. Il y a trop de Juifs, dans le cinéma, entend-on dire çà et là. Je ne sais pas ce que je vais devenir.

Ephraïm repense aux paroles de son père, vingt ans plus tôt :

— Mes enfants, ça pue la merde.

Alors, il décide d’agir. Il achète une maison de campagne, pour s’éloigner de Paris. Il trouve une ferme, dans l’Eure, près d’Évreux, surnommée Le Petit Chemin, dans un hameau appelé Les Forges. C’est une belle bâtisse, avec son toit en ardoise, son cellier, son vieux puits, sa grange et sa mare sur un terrain d’un peu plus de 25 ares.

— Faisons-nous un peu discrets si vous voulez bien, demande Ephraïm à sa femme et ses enfants quand ils arrivent au village.

— Se faire discrets, papa ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Cela veut dire, ne pas clamer sur tous les toits qu’on est juifs ! dit-il avec son accent russe qui, plus que tous les autres membres de la famille, trahit immédiatement ses origines.

Mais cet été 1938, un vent de Yiddishkeit va souffler sur leur maison de l’Eure. Car le vieux Nachman arrive de Palestine pour passer les vacances avec ses petits-enfants.

— Il n’a pas l’air juif, soupire Ephraïm en voyant son père débarquer en Normandie. Il a l’air de cent Juifs.

Chapitre 16

Devant l’état du jardin, le vieux Nachman secoue sa longue barbe blanche. Il faut tout reprendre en main, créer un potager, remettre le puits en état de fonctionner, transformer la petite grange en poulailler. Il faut planter des fleurs aussi, pour sa belle-fille Emma qui aime les beaux bouquets. Cette dernière lui conseille plutôt de se reposer et d’arrêter de s’agiter dans tous les sens.

— Kolzman es rirt zikh an aiver, klert men nit fun kaiver. Tant qu’un membre remue, on ne pense pas à la tombe, répond-il.

Manches retroussées, Nachman se met à bêcher la terre de Normandie.

— C’est du beurre comparé à la terre de Migdal ! dit-il en riant.

Les mains de Nachman semblent insuffler la vie aux plantes. Du haut de ses 84 ans, il est le plus vaillant de la famille, frais comme un œil, il donne des ordres auxquels tout le monde obéit avec joie. Surtout Jacques, qui fait la rencontre de ce grand-père. Sans jamais se plaindre, Jacques pousse des brouettes remplies de gravats, retourne la terre, plante des graines et cloue des planches, du matin au soir. À l’heure du déjeuner le vieil homme et l’adolescent restent dans le jardin, pour casser la croûte sur leur chantier comme deux ouvriers agricoles.

— On a à faire, expliquent-ils à Emma qui leur propose de déjeuner plus confortablement dans la cuisine.

Jacques découvre l’irrésistible accent de son grand-père, sa façon de parler en ratissant le fond du palais jusqu’au larynx. Il découvre aussi le yiddish, cette langue aux mots sucrés qui roulent dans la gorge de Nachman comme des bonbons. Jacques aime ces yeux bleu-gris qui brillent comme deux billes de verre, leur teinte est pâle, d’une couleur mélancolique et lointaine, lavée par le soleil de Migdal. Le petit-fils tombe sous le charme de ce grand-père de Palestine. Esther, elle, n’est pas venue, elle ne supporte plus les longs voyages, à cause de ses rhumatismes.

Emma observe, ravie, le corps frêle et nerveux du garçon qui s’agite autour de la stature massive et lente du vieil homme. Parfois Nachman se fige sur place, son cœur s’affole, il pose la main sur sa poitrine. Alors Jacques accourt, de peur que son grand-père ne tombe au milieu des outils. Mais Nachman reprend ses esprits et lève les yeux au ciel en secouant la tête :

— Ne t’inquiète pas comme ça mon grand… je compte bien rester en vie !

Puis il ajoute, en lui faisant un clin d’œil :

— Ne serait-ce que par curiosité.

Pendant ce temps, Myriam, inscrite en philosophie, lit les ouvrages au programme. Noémie a commencé l’écriture d’un roman et d’une pièce de théâtre. Elles travaillent côte à côte, sur des chaises longues, chapeau de paille sur la tête, en attendant l’arrivée de leur amie Colette, qui passe ses vacances à quelques kilomètres seulement, dans une maison que son père avait achetée peu de temps avant sa mort.

Quand elles ont bien travaillé, elles partent toutes les trois à vélo, en vadrouille dans la forêt, puis elles reviennent le soir pour dîner avec la famille autour de la table. L’atmosphère est joyeuse. L’oncle Emmanuel vient leur rendre visite – il s’est séparé de la peintre Lydia Mandel pour vivre avec Natalia, une vendeuse au « Toutmain », 26 avenue des Champs-Élysées, originaire de Riga. Ils ont déménagé 35 rue de l’Espérance, dans le 13e arrondissement.

— Regarde comme la vie est douce, quand tu arrêtes de t’inquiéter pour tout, dit Emma à son mari en allumant une bougie.

Ephraïm accepte que tous les vendredis, Emma prépare quelques hallots, le pain tressé de shabbat, pour faire plaisir à Nachman.

— Tu es triste que ton fils ne croie pas en Dieu ? demande Jacques à son grand-père.

— Autrefois oui, j’étais triste. Mais aujourd’hui, je me dis que l’important est que Dieu croit en ton père.

Emma constate que Jacques prend chaque jour un centimètre. On le surnomme Jack and the Beanstalk. Il faut lui tailler de nouveaux pantalons et en attendant, il met les vêtements de son père. Sa voix change et des poils follets apparaissent sur ses joues. Lui qui ne s’était jamais intéressé à rien, en dehors du football et des billes, découvre que ses parents ont été jeunes, qu’ils ont vécu dans plusieurs pays, en Russie, en Pologne, en Lettonie, en Palestine. Il pose des questions sur sa famille, veut connaître le prénom de ses cousins aux quatre coins de l’Europe. Il boit du vin, dont il n’aime pas le goût, mais pour faire comme les adultes.

— Comment tu as réussi à faire grandir notre fils si vite ? demande Emma à son beau-père.

— C’est une très bonne question à laquelle je vais te donner une très bonne réponse. Les sages disent qu’il faut éduquer un enfant en tenant compte de son caractère. Or Jacques a un caractère bien différent de celui de ses sœurs, il n’aime pas les règles scolaires, il n’aime pas apprendre pour apprendre, c’est un garçon qui a besoin de comprendre l’intérêt immédiat de ce qu’il est en train de faire. C’est ce que les Anglais appellent un late bloomer. Tu verras. Ton fils sera un bâtisseur. Plus tard, tu pourras être fière de lui.