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Ce soir-là, les adultes racontent de vieilles histoires tout en sirotant un verre de sliwowitz rapportée de Palestine. Emma se fait la réflexion : Nachman n’ose jamais parler de la famille Gavronsky. Cela fait vingt ans. Vingt ans que son beau-père évite le sujet devant elle. Alors Emma, dans un mélange d’orgueil, d’ivresse et de provocation, prend son air le plus détaché pour demander :

— Et vous avez des nouvelles d’Anna Gavronsky ?

Nachman se racle la gorge et jette un coup d’œil furtif à son fils.

— Oui, oui, répond-il un peu gêné. Aniouta vit désormais à Berlin avec son mari et leur fils unique. Elle a failli mourir en couches, le bébé était trop gros. Je crois qu’elle n’a malheureusement pas eu le droit d’avoir d’autres enfants après ça. À un moment donné, ils avaient le projet de partir tous les trois aux États-Unis, mais je ne sais pas où cela en est.

À ces mots, Ephraïm ne peut imaginer ce qu’il aurait ressenti si on lui avait annoncé la mort d’Aniouta. Cette pensée fait trembler tout son corps. Il est si bouleversé qu’au moment de se mettre au lit, il ne peut cacher son trouble :

— Pourquoi as-tu posé cette question à mon père ?

— J’ai trouvé que c’était humiliant. Ton père évite le sujet, comme si elle était encore une rivale.

— C’était une erreur, dit Ephraïm.

Oui c’était une erreur, songe Emma en elle-même.

Ephraïm se laisse envahir par le souvenir de sa cousine, durant tout le mois d’août, Aniouta apparaît dans la chaleur de ses siestes. Il revoit la grâce de sa taille, si fine qu’il pouvait l’attraper avec ses deux mains et toucher ses doigts de chaque côté, en un tour complet. Il l’imagine nue et offerte à lui.

À la fin de l’été, la famille se prépare pour rentrer à Paris après deux mois de vacances, il faut fermer la maison. Grâce à Jacques et Nachman, le jardin est devenu une vraie petite ferme agricole. Jacques annonce à son grand-père son désir de devenir ingénieur agronome.

— Shein vi di zibben velten ! Magnifique comme les sept mondes ! le félicite Nachman. Tu viendras travailler avec moi à Migdal !

— Nachman, dit Emma, restez encore quelques semaines avec nous. Vous pourrez profiter de Paris, la ville est si belle en septembre.

Mais le vieil homme refuse :

— Un gast iz vi regen az er doi’ert tsu lang, vert er a last. Un invité est comme la pluie, quand il s’attarde, il devient une nuisance. Je vous aime mes enfants, mais je dois aller mourir en Palestine, sans témoins. Oui, oui, comme un vieil animal.

— Arrête papa, dit Ephraïm, tu ne vas pas mourir…

— Tu vois Emma, ton mari est comme tous les hommes ! Il sait qu’il va mourir et pourtant il ne veut pas le croire… Vous savez quoi ? L’année prochaine, vous passerez voir ma tombe. Et vous en profiterez pour vous installer à Migdal. Parce que la France…

Nachman ne termine pas sa phrase et balaye l’air avec sa main, comme s’il chassait devant son visage des mouches invisibles.

Chapitre 17

En septembre 1938, les enfants Rabinovitch font leur rentrée des classes. Myriam est en philosophie à la Sorbonne, Noémie passe la première partie de son bachot à Fénelon et s’inscrit à la Croix-Rouge, Jacques est en quatrième au collège Henri IV.

Ephraïm essaye de faire avancer son dossier de naturalisation – mais il a l’impression désormais qu’à chaque rendez-vous avec l’administration, il fait un pas en arrière. Il y a toujours un nouveau problème, un papier qui manque, un détail à éclaircir. Ephraïm rentre sombre de ses audiences et pose son chapeau dans l’entrée de l’appartement en agitant la tête de gauche à droite. Il repense à cette expression de son père :

— Une foule de gens. Et pas une seule vraie personne parmi eux.

Au début du mois de novembre, il s’inquiète sérieusement devant l’arrivée de réfugiés venus d’Allemagne. Des événements terribles ont précipité les Juifs hors du pays, du jour au lendemain. Certains sont partis en prenant ce qu’ils pouvaient dans une valise, laissant tout derrière eux. Ephraïm soupire et ne veut même pas en entendre parler.

— Parce que je sais déjà l’essentiel : tous ces Juifs qui débarquent en France, ça ne va pas arranger mes affaires…

Quelques jours plus tard, Emma rentre à la maison avec une drôle de nouvelle.

— J’ai rencontré ta cousine Anna Gavronsky, elle est à Paris avec son fils. Ils ont fui Berlin, son mari a été arrêté par la police allemande.

Ephraïm est si surpris qu’il reste silencieux, fixant le broc d’eau posé sur la table, les yeux dans le vague.

— Où l’as-tu vue ? finit-il par demander.

— Elle te cherchait mais elle avait perdu ton adresse, alors elle s’est rendue dans plusieurs synagogues et elle est tombée… sur moi.

Ephraïm ne relève pas le fait que sa femme fréquente encore les lieux de culte malgré ses recommandations.

— Vous vous êtes parlé ? demande fébrilement Ephraïm.

— Oui. Je lui ai proposé de venir dîner à la maison avec son fils. Mais elle a refusé.

Ephraïm ressent une contraction dans la poitrine, comme si quelqu’un appuyait très fort.

— Pourquoi ? demande Ephraïm.

— Elle a dit qu’elle ne pouvait pas accepter l’invitation, puisqu’elle ne pourrait pas la rendre.

Ephraïm reconnaît Aniouta à cette réponse, il rit d’un rire nerveux.

— Même au milieu du chaos, il faut qu’elle pense à la bienséance. C’est bien une Gavronsky…

— Je lui ai répondu que nous étions de la famille et que nous ne pensions pas comme ça.

— Tu as bien fait, répond Ephraïm en se levant de sa chaise – qu’il fait tomber par terre dans sa brusquerie.

Emma a encore quelque chose d’important à lui dire. Elle froisse nerveusement un morceau de papier dans sa poche, qu’Aniouta lui a donné, avec l’adresse de l’hôtel où elle s’est installée avec son fils. Emma hésite à donner ce message à son mari. La cousine est encore belle, son corps n’a pas été abîmé par sa grossesse. Son visage s’est certes un peu creusé et sa poitrine est moins généreuse qu’autrefois, mais elle est encore très désirable.

— Elle aimerait que tu ailles la voir, finit par dire Emma, en tendant le morceau de papier.

Ephraïm reconnaît tout de suite l’écriture délicate, ronde et appliquée de sa cousine. Cette vision le bouleverse.

— Que crois-tu que je doive faire ? demande Ephraïm à Emma, en mettant ses mains au fond de ses poches, pour ne pas lui montrer qu’elles tremblent.

Emma regarde son mari dans les yeux :

— Je pense que tu devrais aller la voir.

— Maintenant ? demande Ephraïm.

— Oui. Elle dit qu’elle veut quitter Paris le plus vite possible.

Aussitôt, Ephraïm attrape son manteau et met son chapeau sur la tête. Il sent son corps se tendre, son sang le fouetter, comme dans sa jeunesse. Il traverse Paris, la Seine, comme s’il flottait au-dessus du sol, ses pensées entremêlées s’échappent de sa tête, ses jambes retrouvent leur musculature d’autrefois, il marche à toute allure vers le nord de la ville. Il comprend qu’il attendait ce moment, qu’il l’espérait et le redoutait en même temps, depuis si longtemps. La dernière fois qu’il a vu Aniouta, c’était pour lui annoncer officiellement son mariage avec Emma, l’année 1918. Il y a vingt ans quasiment jour pour jour. Aniouta avait feint la surprise, mais elle était déjà au courant des projets de son cousin. Au début, elle avait un peu pleuré devant lui. Aniouta avait la larme facile mais Ephraïm en avait été bouleversé.