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— Un mot de toi et j’annule le mariage.

— Oh toi ! avait-elle répondu, passant des larmes au rire. Que tu es dramatique ! C’est idiot mais tu me fais rire… allez, allez, nous resterons toujours cousins.

C’était un mauvais souvenir pour Ephraïm. Un très mauvais souvenir.

L’hôtel d’Aniouta, caché derrière la gare de l’Est, tombe quasiment en ruine.

Drôle d’endroit pour une Gavronsky, se dit Ephraïm en observant l’état du tapis, aussi fatigué que la bonne femme derrière le comptoir de l’accueil.

Planquée derrière sa vitrine, la femme cherche dans le registre, mais ne trouve pas la cousine parmi les clients de l’hôtel.

— Vous êtes sûr que c’est ça le nom ?

— Excusez-moi, c’est son nom de jeune fille que je vous ai donné…

Ephraïm se rend compte qu’il est incapable de se souvenir du nom de son mari. Il l’avait su pourtant, mais il l’a oublié.

— Essayez Goldberg, non, Glasberg ! À moins que ce soit Grinberg…

Sa nervosité l’empêche de réfléchir, c’est alors qu’il entend le grelot de la porte d’entrée de l’hôtel. Il se retourne et voit Aniouta faire son apparition dans un manteau de fourrure tacheté et une toque en panthère des neiges. L’air froid a rougi ses joues et tendu la peau de son visage, lui donnant cet air fier de princesse russe qui rend les hommes fous. Elle tient quelques paquets joliment emballés dans sa main.

— Ah tu es déjà là, dit-elle, comme s’ils s’étaient vus la veille. Attends-moi au salon, je vais poser mes affaires dans ma chambre.

Ephraïm reste pantelant, silencieux, face à cette vision presque surnaturelle, tant il lui semble qu’Aniouta n’a pas changé depuis vingt ans.

— Commande-moi un chocolat chaud, tu seras un ange. Excuse-moi mais je ne m’attendais pas à te voir arriver si vite, lui dit-elle dans un français adorable.

Ephraïm se demande si cette phrase est un reproche. Il doit bien reconnaître qu’il a accouru comme un chien au retour de son maître.

— Un matin, nous nous sommes réveillés avec mon mari, explique Aniouta en buvant son chocolat par petites lapées, et toutes les vitrines des commerçants Jude dans la rue à côté de chez nous étaient cassées. Il y avait du verre partout sur le trottoir, tout le quartier brillait comme du cristal. Tu ne peux pas imaginer, je n’avais jamais vu ça de ma vie. Ensuite nous avons reçu un coup de téléphone qui nous a appris qu’un ami de mon mari avait été assassiné, devant sa femme et ses enfants, chez lui, au milieu de la nuit. Quand nous avons raccroché, des policiers ont sonné à la maison pour emmener mon mari. Juste avant de partir, il m’a fait promettre de quitter Berlin avec notre fils, sur-le-champ.

— Il a bien fait, répond Ephraïm, dont les jambes tapent nerveusement le bord de sa chaise.

— Tu te rends compte ? Je n’ai même pas rangé mes affaires. Je suis partie, le lit défait. Avec une seule valise. Dans la précipitation la plus terrifiante.

Son sang bat si fort dans ses tempes, qu’Ephraïm a du mal à se concentrer sur les propos de sa cousine. Aniouta a exactement le même âge qu’Emma, 46 ans, mais elle a l’air d’une jeune fille. Ephraïm se demande comment une telle chose est possible.

— Je descends à Marseille dès que possible, d’où nous embarquerons pour New York.

— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? demande Ephraïm. Tu as besoin d’argent ?

— Non, tu es un ange. J’ai pris tout l’argent que mon mari avait préparé, pour que mon fils David et moi puissions tout de suite nous installer aux États-Unis. On ne sait pas pour combien de temps d’ailleurs…

— Alors dis-moi, en quoi puis-je t’être utile ?

Aniouta met sa main sur l’avant-bras d’Ephraïm. Ce geste le trouble tant qu’il a du mal à se concentrer sur les paroles de sa cousine.

— Mon Fédia chéri, il faut que tu partes toi aussi.

Ephraïm reste silencieux quelques secondes, ne pouvant détacher ses yeux de la petite main d’Aniouta, posée sur la manche de sa veste. Ses ongles de nacre rose l’émoustillent. Il s’imagine sur un paquebot de luxe avec Aniouta, accompagné de David, qu’il considérera comme un nouveau fils. Il sent l’air marin et la sirène du bateau revigorer ses sens. Cette vision frappe son esprit si fort, qu’elle fait gonfler la veine de son cou.

— Tu veux que je parte avec toi ? demande Ephraïm.

Aniouta regarde son cousin en fronçant les sourcils. Puis elle éclate de rire. Ses petites dents brillent.

— Mais non ! dit Aniouta. Oh, tu me fais rire ! Je ne sais pas comment tu réussis une chose pareille ! Avec ce que nous vivons. Non mais soyons sérieux… Écoute-moi. Vous devez partir le plus vite possible avec ta femme. Tes enfants. Régler vos affaires, vendre vos biens. Tout ce que vous avez, changez-le en or. Et prenez des billets de bateau pour l’Amérique.

Le rire d’Aniouta, sifflant comme celui d’un petit oiseau, sonne aux oreilles d’Ephraïm d’une façon insupportable.

— Écoute-moi, ajoute Aniouta en secouant le bras de son cousin. C’est important ce que j’ai à te dire. Je t’ai contacté pour t’avertir, pour que tu saches. Ils ne veulent pas seulement qu’on quitte l’Allemagne. Il ne s’agit pas de nous mettre à la porte : mais de nous détruire ! Si Adolf Hitler réussit à conquérir l’Europe, nous ne serons plus en sécurité nulle part. Nulle part Ephraïm ! Tu m’entends ?

Mais Ephraïm n’entend plus que ce rire pointu, méchamment attendri, le même aujourd’hui qu’il y a vingt ans, quand il lui avait proposé d’annuler son mariage pour elle. Maintenant il n’a qu’une seule envie, quitter cette femme, prétentieuse comme tous les Gavronsky du reste.

— Tu as une tache de chocolat sur le coin de la bouche, lui dit Ephraïm en se levant de table. Mais j’ai compris le message, je te remercie, maintenant il faut que je parte.

— Déjà ? Je veux te présenter mon fils, David !

— C’est impossible, ma femme m’attend. Je suis désolé, je n’ai pas le temps.

Ephraïm voit combien Aniouta est vexée qu’il prenne congé d’elle aussi vite. Il le vit comme une victoire.

— Que pensait-elle ? Que j’allais passer la soirée dans son hôtel ? Dans sa chambre peut-être ?

Sur le chemin du retour, Ephraïm prend un taxi, soulagé de voir l’hôtel d’Aniouta s’éloigner dans le rétroviseur. Il se met à rire dans la voiture, d’un rire étrange. Le chauffeur pense que son client est ivre. Il l’est d’une certaine manière, ivre d’une liberté retrouvée.

— Je n’aime plus Aniouta, se dit-il à lui-même, parlant tout haut comme un fou à l’arrière de la voiture. Qu’elle était ridicule, à répéter les phrases de son mari, comme un perroquet, sans doute un gros notable bien riche, un de ces patrons insupportables qui provoquent la haine contre les Juifs. Et puis elle n’est plus si belle, à la vérité. L’ovale de son visage s’affaisse, comme ses paupières. Il y avait quelques taches brunes sur sa main…

Ephraïm se met à suer dans la voiture, son corps exsude tout l’amour de sa cousine, qui s’échappe de chaque pore de sa peau.

— Tu es déjà là ? s’étonne Emma, qui ne s’attendait pas à voir son mari rentrer si tôt.

Emma épluche silencieusement ses légumes pour occuper ses mains nerveuses.

— Oui, déjà, répond Ephraïm embrassant Emma sur le front, heureux de retrouver la chaleur de son appartement, de sentir les odeurs de cuisine et le bruit des enfants dans le couloir.

Jamais son foyer ne lui a semblé si accueillant.

— Aniouta voulait m’annoncer qu’elle part pour l’Amérique. On n’allait pas non plus y passer la soirée. Elle pense que nous devrions prendre nos dispositions et fuir l’Europe le plus vite possible. Qu’en penses-tu ?