— Et toi ? répond Emma.
— Je ne sais pas, je voulais avoir ton avis.
Emma prend un long temps pour réfléchir. Elle se lève de table, lance tous les légumes dans la casserole d’eau, la vapeur chaude brûle son visage. Puis elle se retourne vers son mari.
— Je t’ai toujours suivi. S’il faut partir et tout recommencer, je te suivrai.
Ephraïm regarde sa femme avec amour. Comment a-t-il mérité une épouse aussi dévouée et fidèle ? Comment peut-il aimer une autre femme qu’elle ? Il se lève pour la prendre dans ses bras.
— Voilà ce que je pense, répond Ephraïm. Si ma cousine Aniouta avait des connaissances en politique, nous le saurions depuis longtemps. Je crois qu’elle est trop émotive. Bien sûr, ce qui se passe en Allemagne est terrible… mais l’Allemagne n’est pas la France. Elle confond tout. Tu sais quoi ? Ses yeux étaient ceux d’une folle. Les pupilles dilatées. Et puis, que faire en Amérique ? À notre âge ? Tu repasserais des pantalons à New York ? Pour une misère en plus ! Et moi ? Non, non, non, il y a déjà bien trop de Juifs là-bas. Toutes le bonnes places seront déjà prises. Emma je ne veux plus t’imposer cela.
— Tu es sûr de toi ?
Ephraïm prend quelques secondes pour réfléchir sérieusement à la question posée par sa femme, et conclut :
— Ce serait complètement idiot. Partir juste au moment où nous allons obtenir nos papiers français. N’en parlons plus et appelle les enfants. Dis-leur qu’on passe à table.
Chapitre 18
Après onze années de recherches, l’oncle Boris a mis au point un appareil qui peut déterminer le sexe des poussins avant leur éclosion. En observant l’évolution des araignées de l’œuf, ces filaments rouges qui constituent les veines du futur poussin, il peut prédire s’il sera une poule ou un coq. Une révolution, commentée dans plusieurs journaux tchèques dont le Prager Presse, le Prager Tagblatt, un journal pragois francophile, et le Narodni Osvobozeni.
Au début du mois de décembre 1938, Boris débarque de Tchéchoslovaquie pour déposer les brevets de son invention en France. La société d’Ephraïm, la SIRE, va représenter ses travaux scientifiques. Les deux frères s’enferment des jours entiers dans le bureau pour rédiger les documents. Ils sont dans un état d’excitation qui rejaillit sur toute la maison. Emma respire un peu – son mari cesse pour un temps de ressasser ses colères contre l’administration.
Pour les vacances de Noël, toute la famille part à la campagne, dans la maison des Forges en Normandie.
— Un vrai kolkhoze ! Je vois que Nachman est passé par là ! s’exclame l’oncle Boris en arrivant. Mais il va falloir faire des améliorations…
L’oncle Boris, devenu paysan après avoir été haut membre du PSR, connaît tout sur la vie des animaux. Grâce à lui, la petite ferme des Rabinovitch s’agrandit. Boris installe des poules ainsi que quelques cochons. Myriam et Noémie adorent cet oncle rêveur. Les adultes sans progéniture fascinent les enfants autant qu’ils les rassurent.
Emma voudrait fêter Hanoucca en famille, mais les deux frères s’y opposent. Devant cette coalition et la bonne humeur de son mari, elle n’insiste pas.
— Mais je vous promets, les enfants, annonce Ephraïm, que dès lors que nous obtiendrons la nationalité française, nous fêterons Noël, et nous achèterons un sapin !
— Et la crèche avec le petit Jésus ? demande Myriam pour se moquer de son père.
— Non… il ne faut pas exagérer… répond-il en regardant sa femme.
Lorsqu’ils rentrent à Paris, le 5 janvier 1939, Boris reçoit une invitation de l’Université du Maryland pour se rendre au prochain congrès mondial de l’aviculture, le Speeding Up Production, Seventh World’s Poultry Congress. C’est la consécration et pour l’occasion, Ephraïm achète une bouteille de champagne. Emmanuel vient dîner rue de l’Amiral-Mouchez. Il annonce à ses frères qu’il a le projet de partir aux États-Unis pour tenter sa chance à Hollywood.
— Aujourd’hui, je regrette de ne pas avoir écouté papa quand il nous a dit de partir en Amérique. J’aurais réussi, comme les Fritz Lang, les Lubitsch, Otto Preminger ou Billy Wilder, qui sont partis au bon moment… J’étais trop jeune, je croyais savoir tout mieux que mon père…
Mais Boris et Ephraïm lui conseillent d’attendre un peu, de mûrir sa réflexion.
De retour en Tchécoslovaquie, l’oncle Boris envoie à ses nièces et à son frère Ephraïm des cartes postales inquiètes.
La situation en Europe se dégrade.
— On ne se rendait pas compte, écrit-il.
En mars, l’Allemagne envahit la Tchécoslovaquie. Boris est coincé sur le territoire et doit renoncer à se rendre au Congrès mondial de l’aviculture dans le Maryland. C’est une grande déception. Il repense à sa conversation avec Emmanuel et se demande s’il n’aurait pas dû l’encourager à partir aux États-Unis avant que cela ne devienne impossible.
Nachman demande à toute la famille de venir le rejoindre en Palestine pour y passer les vacances d’été 1939. Mais Emma et Ephraïm, qui se souviennent de semaines terribles sous une canicule écrasante, préfèrent rester dans la fraîcheur de leur maison en Normandie. Et puis Ephraïm compte toujours sur sa naturalisation : un voyage à Haïfa ne serait pas bien vu dans son dossier.
Au mois de mai, la France s’engage à aider militairement la Pologne en cas d’attaque allemande. Emma écrit tous les jours à ses parents des lettres qui voyagent jusqu’à Lodz. Elle ne montre à personne ses craintes, surtout pas aux enfants.
Pendant les vacances, Myriam se met à peindre de petites natures mortes, des corbeilles de fruits, des verres de vin et autres vanités. Elle préfère le mot anglais pour parler de ses tableaux : still life. Toujours en vie. Noémie écrit son journal intime, tous les jours, consciencieusement. Et Jacques potasse le Sommaire d’agronomie de Lasnier-Lachaise. Au début du mois de septembre, la veille de leur retour à Paris, Myriam et Noémie se rendent à Évreux pour se ravitailler en gouaches et petites toiles.
Tandis qu’elles longent l’imposant bâtiment de la caisse d’épargne, poussant leurs vélos à côté d’elles, les filles entendent retentir le tocsin de la grande tour de l’Horloge. Ce sont des coups répétés et prolongés, à n’en plus finir. Puis toutes les cloches des églises carillonnent. Quand elles arrivent devant le marchand de couleurs, celui-ci abaisse sa vitrine en fer dans un boucan de ferraille.
— Rentrez chez vous ! lance-t-il aux sœurs.
Un cri perce par une fenêtre ouverte.
Myriam se souviendra que cela fait beaucoup de bruit, une déclaration de guerre.
Les deux filles se dépêchent de rentrer à vélo à la ferme. Sur le chemin du retour, la campagne est exactement la même. Indifférente.
La famille Rabinovitch, qui était sur le point de fermer la maison, défait les valises. Ils ne rentreront pas à Paris, à cause des menaces de bombardements.
Les parents vont à la mairie déclarer la maison des Forges en tant que résidence principale. Ce qui permettra à Noémie et Jacques d’aller au lycée à Évreux.
Ils se sentent plus en sécurité à la campagne, et puis les voisins sont aimables. Il est facile de se nourrir grâce au jardin potager planté par Nachman et les poules de Boris donnent de gros œufs bien frais. Dans ce chaos, Ephraïm se félicite d’avoir acheté cette ferme au bon moment.