Une semaine plus tard, Noémie et Jacques font leur rentrée. Noémie en classe de terminale. Jacques en troisième. Myriam fait des allers-retours à Paris pour se rendre à la Sorbonne où elle suit ses cours de philo. Emma fait venir un piano pour pouvoir faire ses gammes. Le dimanche, Ephraïm joue aux échecs avec le mari de l’institutrice.
— Nous sommes en guerre, répètent les Rabinovitch, comme si le sens de ces mots allait bien finir par devenir tangible dans cette vie tout à fait normale.
Pour le moment ce sont des mots employés à la radio, des mots lus dans les journaux, qu’on se répète de voisins en voisins, au bistrot.
Dans une lettre adressée à son oncle Boris, Noémie écrit : « Pourtant je n’ai pas envie de mourir. Il fait si bon de vivre quand le ciel est bleu. »
Les semaines passent ainsi dans une atmosphère étrange, c’est l’insouciance grave des périodes troublées, quand au loin gronde la rumeur irréelle de la guerre. Et la masse abstraite des morts au front.
— J’ai retrouvé dans les papiers de Myriam quelques pages d’un cahier de Noémie. Elle écrit : « Et le reste du monde va son train, on mange, on boit, on dort, on vaque à ses besoins et c’est tout. Ah oui, on sait qu’on se bat quelque part. Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, moi j’ai tout ce qu’il faut. Non sans blague, on crève de faim là-bas dit-on en s’empiffrant des mets les plus divers. Encore Barcelone, je veux de la musique, et le bouton de la TSF tourne remplaçant les nouvelles que le speaker donne par la voix merveilleusement roucoularde de Tino Rossi. Quel succès. Indifférents, complètement indifférents. Des yeux clos, un air de candeur et d’innocence. On discute toujours, on crie beaucoup on se crêpe le chignon on se raccommode et pendant ce temps les hommes meurent. »
Les Allemands ont envahi la Pologne. Les Français et les Anglais lancent de faibles offensives, ils semblent ne pas véritablement y croire. C’est une sorte de « fausse guerre », que les Anglais surnomment the phoney war. Un journaliste français confond avec le mot funny et cette histoire devient pour toujours la « drôle de guerre ».
Le père d’Emma, Maurice Wolf, écrit des lettres à sa fille dans lesquelles il lui raconte la campagne de septembre et l’entrée des blindés dans la ville de Lodz. Les Wolf vont devoir déménager pour laisser leur maison aux occupants germaniques, et peut-être même leur céder la filature ainsi que la belle datcha où, sur le perron en pierre, Jacques a appris à faire ses premiers pas. Il est douloureux d’imaginer des soldats allemands monter les escaliers où grimpe le lierre. Toute la ville est réorganisée et les quartiers sont divisés en territoires. Miasto, Baluty et Marysin sont réservés aux Juifs. Les Wolf doivent déménager à Baluty pour s’y installer dans un petit appartement. Un couvre-feu est instauré. Les habitants n’ont pas le droit de sortir de chez eux entre sept heures du soir et sept heures du matin.
Ephraïm, comme la plupart des Juifs de France, ne comprend pas ce qui est en train de se tramer.
— La Pologne n’est pas la France, répète-t-il à sa femme.
À la fin de l’année scolaire, la drôle de guerre se termine. Les examens sont reportés ou supprimés. Les filles ne savent pas comment elles obtiendront leurs diplômes. Ephraïm apprend dans le journal que les Allemands sont à Paris – menace étrange, à la fois lointaine et proche. Les premiers bombardements. Le 23 juin 1940, Hitler décide de visiter la ville avec son architecte personnel, Speer, afin que celui-ci s’inspire de Paris pour le projet Welthauptstadt Germania, autrement dit Germania, capitale du monde. Adolf Hitler veut faire de Berlin une ville modèle, reproduisant les plus grands monuments d’Europe, mais avec des volumes dix fois supérieurs aux originaux, dont les Champs-Élysées et l’Arc de Triomphe. Son monument préféré est l’opéra Garnier, avec son architecture néo-baroque.
— Il possède le plus bel escalier du monde ! Quand les dames, dans leurs toilettes précieuses, descendent devant les uniformes faisant la haie… Monsieur Speer, nous aussi, nous devons construire quelque chose comme ça !
Tous les Allemands ne sont pas aussi enthousiastes qu’Hitler à l’idée de venir en France. Les soldats de l’Occupation doivent quitter leur foyer, leur patrie, leur femme et leurs enfants. L’office de propagande nazie lance une grande campagne publicitaire. L’idée est de promouvoir la qualité de vie française. Une expression yiddish est cyniquement détournée pour devenir un slogan nazi, Glücklich wie Gott in Frankreich – Heureux comme Dieu en France.
La famille Rabinovitch ne rentre pas à Paris après l’annonce de l’armistice du 22 juin 1940. Ils suivent les départs vers l’ouest et posent leurs valises pour quelques semaines en Bretagne, au Faouët près de Saint-Brieuc. Les filles sont d’abord surprises par l’odeur de varech, de sel et de goémon aux abords de la plage. Puis elles s’habituent. Un matin, la mer s’est retirée très loin, à perte de vue. Les filles n’ont jamais vu cela de leurs yeux, elles restent un moment silencieuses.
— On dirait que la mer aussi a peur, dit Noémie.
Pendant quelques jours, les journaux ne paraissent plus, l’occupation de Paris devient alors une chose irréelle, surtout quand on profite des derniers rayons de soleil sur la plage. Les yeux fermés. Le visage tendu vers la mer. Le bruit des vagues et des enfants qui font des châteaux de sable. Les derniers jours d’août donnent plus que jamais l’impression diffuse que ces moments de bonheur ne reviendront plus. Les journées d’insouciance, les moments inutiles. Cette sensation désagréable des derniers jours, que tout ce qui est vécu est déjà perdu.
Chapitre 19
Rentrée des classes 1940. La France se met à l’heure allemande imposée par Berlin. Les administrations doivent avancer d’une heure toutes les horloges et l’on s’y perd, surtout dans les horaires de correspondances à la SNCF. Désormais les lettres sont timbrées avec la surcharge Deutsches Reich et la croix gammée flotte sur la chambre des députés. Les écoles sont réquisitionnées, un couvre-feu est imposé de vingt et une heures à six heures du matin, l’éclairage public ne fonctionne plus la nuit et il faut des tickets de rationnement pour faire ses courses. Les civils doivent aveugler toutes leurs fenêtres en les recouvrant de satinette noire, ou d’un coup de peinture, afin d’éviter le signalement des villes aux avions alliés. Les soldats allemands font des vérifications. Les jours raccourcissent. Pétain est le chef de l’État français. Il engage une politique de rénovation nationale et signe la première « loi portant statut des Juifs ». Tout commence là. Avec la première ordonnance allemande du 27 septembre 1940 et la loi du 3 octobre suivant. Myriam écrira plus tard, pour résumer la situation :
— Un jour, tout se perturba.
Le propre de cette catastrophe réside dans le paradoxe de sa lenteur et sa brutalité. On regarde en arrière et on se demande pourquoi on n’a pas réagi avant, quand on avait tout le temps. On se dit, comment ai-je pu être aussi confiant ? Mais il est trop tard. Cette loi du 3 octobre 1940 considère comme juive « toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif ». Elle interdit aux Juifs les métiers de la fonction publique. Les enseignants, le personnel des armées, les agents de l’État, les employés des collectivités publiques – tous doivent quitter leurs fonctions. Elle leur interdit aussi de publier des articles de presse dans les journaux. Ou d’exercer les métiers qui concernent le spectacle : théâtre, cinéma, radio.