— Il n’y avait pas aussi une liste d’auteurs interdits à la vente ?
— Tout à fait, la « liste Otto », du nom de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, Otto Abetz. Elle établit la liste de tous les ouvrages retirés de la vente des librairies. Y figuraient évidemment tous les auteurs juifs, mais aussi les auteurs communistes, les Français « dérangeants » pour le régime, comme Colette, Aristide Bruant, André Malraux, Louis Aragon, et même les morts, comme Jean de La Fontaine…
Le 14 octobre 1940, Ephraïm est le premier à se faire recenser en tant que « Juif » à la préfecture d’Évreux. Lui, Emma et Jacques portent respectivement les numéros d’ordre 1, 2, 3 sur le registre qui est composé de feuilles de copies, grand format, petits carreaux. Ephaïm n’ayant pas reçu l’accord pour sa nationalité française, la famille est fichée comme « Juifs étrangers ». Cela fait pourtant plus de dix ans qu’ils vivent en France. Ephraïm espère que l’administration française se souviendra un jour de sa diligence à obéir. Il doit décliner son identité et préciser son métier, ce qui lui pose un problème. Les ordonnances allemandes interdisent aux Juifs les métiers d’« entrepreneur, directeur et administrateur ». Il lui est donc interdit de dire la vérité : qu’il dirige une petite société d’ingénierie. Pour autant, il n’a pas envie de dire qu’il est sans emploi. Donc le voilà obligé de mentir, et de s’inventer un métier en piochant dans la liste des métiers autorisés. Ephraïm choisit « cultivateur » – lui qui avait tant détesté la vie agricole en Palestine. En signant le registre, Ephraïm écrit dans la marge qu’il est fier de ceux qui ont fait la guerre à l’Allemagne en 1939-1940, et il signe une deuxième fois. Les filles trouvent l’attitude de leur père gênante. Elles ont honte de son geste ridicule.
— Tu crois que Pétain va lire le registre ?
Elles refusent d’aller se faire recenser. Ephraïm se fâche, ses filles ne se rendent pas compte du danger qu’elles courent. Emma est bouleversée. Elle supplie ses filles d’obéir. Quatre jours plus tard, le 18 octobre 1940, les filles finissent par se rendre ensemble à la préfecture pour signer à contrecœur le registre de recensement. Elles se déclarent sans religion et portent les numéros 51 et 52. La préfecture leur fournit de nouvelles cartes, sur lesquelles est inscrit le mot « Juif ». Les cartes sont délivrées par la préfecture d’Évreux, le 15 novembre 1940, no 40 AK 87 577.
Emmanuel nourrit toujours l’espoir d’un départ vers l’Amérique. Mais il doit trouver des fonds pour la traversée – il n’a plus d’engagement depuis qu’il lui est interdit de jouer dans des films. Il ne sait pas où trouver de l’argent et, en attendant, ne se fait pas recenser. Ephraïm est agacé par son petit frère, qui cherche toujours à se démarquer.
— C’est obligatoire d’aller se présenter à la préfecture, lui fait-il remarquer.
— L’administration, ça m’angoisse, répond Emmanuel en allumant avec nonchalance une cigarette. Qu’ils aillent tous se faire foutre.
— Emmanuel n’est pas allé se faire recenser ?
— Non, il choisit l’illégalité. Tu vois, toute leur vie, Nachman et Esther se sont fait du souci pour leur fils Emmanuel, parce que c’était un enfant désinvolte, qui ne voulait pas travailler à l’école ni rien faire comme tout le monde. Et c’est sa désinvolture qui le sauvera. Regarde Ephraïm et Emmanuel. Les voici donc, les deux frères que tout oppose. Deux frères mythologiques. Ephraïm a toujours été travailleur, fidèle à son épouse, soucieux du bien commun. Emmanuel n’a jamais tenu ses promesses aux femmes, il disparaissait à la moindre difficulté, et se foutait de la France comme de sa première chemise. En temps de paix, ce sont les Ephraïm qui fondent un peuple – parce qu’ils font des enfants et qu’ils les élèvent avec amour, avec patience et intelligence, jour après jour. Ils sont les garants d’un pays qui fonctionne. En temps de chaos, ce sont les Emmanuel qui sauvent le peuple – parce qu’ils ne se soumettent à aucune règle et sèment des enfants dans d’autres pays, des enfants qu’ils ne reconnaîtront pas, qu’ils n’élèveront pas – mais qui leur survivront.
— C’est terrible de se dire qu’Ephraïm obéit à l’État, quand l’État organise sa destruction.
— Mais cela, il ne le sait pas. Il ne peut même pas l’envisager.
Une ordonnance annonce que les ressortissants étrangers de « la race juive » vont être « internés dans des camps », « en résidence forcée ». Elle est brève, lapidaire. Et peu claire. Pourquoi devraient-ils être internés dans des camps ? Et dans quel but ? Les rumeurs évoquent des départs en Allemagne pour « y travailler » sans autre précision. Dans les ordonnances, les Juifs étrangers et sans profession sont considérés comme « en surnombre à l’économie nationale ». Ils vont donc servir de main-d’œuvre dans le pays des vainqueurs.
— … Ce qui est très important aussi, c’est de noter que les premiers départs concernent uniquement « les Juifs étrangers ».
— C’est pensé, j’imagine…
— Bien sûr. Les Français assimilés ont des appuis dans la société. Si les ordonnances avaient commencé par s’attaquer aux Juifs « français », les gens auraient davantage réagi – les amis, les collègues de travail, les clients, les conjoints… Regarde ce qui s’est passé pendant l’affaire Dreyfus.
— Les étrangers, eux, sont moins enracinés dans le pays – donc ils sont « invisibles »…
— Ils vivent dans la zone grise de l’indifférence. Qui va s’offusquer qu’on s’attaque à la famille Rabinovitch ? Ils ne connaissent personne en dehors de leur cercle familial ! Donc ce qui va compter, au départ, dans la mise en place de ces ordonnances, c’est de faire des Juifs une catégorie « à part ». Avec, à l’intérieur de cette catégorie, plusieurs catégories. Les étrangers, les Français, les jeunes, les vieux. C’est tout un système réfléchi et organisé.
— Maman… il y a bien un moment où on ne pourra plus dire « on ne savait pas »…
— L’indifférence concerne tout le monde. Envers qui, aujourd’hui, es-tu indifférente ? Pose-toi la question. Quelles victimes, qui vivent sous des tentes, sous des ponts d’autoroute, ou parquées loin des villes, sont tes invisibles ? Le régime de Vichy cherche à extraire les Juifs de la société française, et y parvient…
Ephraïm est convoqué à la préfecture. En dehors de ce déplacement, il n’est plus autorisé à voyager.
On le reçoit pour mettre à jour les renseignements le concernant lui et sa famille.
— Au précédent rendez-vous, vous vous êtes déclaré « cultivateur », affirme l’agent administratif qui le reçoit.
Ephraïm se sent mal, il sait qu’il a menti.
— Combien possédez-vous d’hectares ? Avez-vous des employés ? Des ouvriers agricoles ? Quelles machines utilisez-vous ?
Ephraïm est bien obligé de dire la vérité. En dehors de son petit jardin, de ses trois poules, ses quatre cochons et d’un petit terrain potager qu’il partage avec un voisin… on ne peut pas dire qu’il soit à la tête d’une grande propriété agricole.
La personne chargée de mettre à jour la fiche d’Ephraïm s’empresse de rayer la mention « cultivateur » au crayon de papier. Elle inscrit dans la marge : « M. Rabinovitch possède une propriété de 25 ares sur laquelle il a quelques pommiers. Il élève quelques poules et lapins pour sa consommation personnelle. »