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Ma mère a pris une feuille de papier et un stylo – comme tous les enseignants à la retraite, elle continue d’être professeure en toute circonstance, même dans sa façon d’être mère. Lélia était très aimée de ses étudiants de la fac de Saint-Denis. À l’époque bénie où elle pouvait fumer en classe tout en enseignant la linguistique, elle faisait quelque chose qui fascinait ses élèves : elle réussissait, avec une dextérité rare, à faire se consumer entièrement la cendre de sa cigarette sans que jamais elle ne tombe par terre, formant ainsi un cylindre gris au bout de ses doigts. Pas besoin de cendrier, elle posait sur son bureau la cigarette consumée, avant d’allumer la suivante. Une prouesse qui imposait le respect.

— Je te préviens, m’a dit ma mère, c’est un récit hybride que tu vas entendre. Certains faits sont donnés comme évidents, toutefois je te laisserai estimer la part des hypothèses personnelles qui ont finalement abouti à cette reconstitution – d’ailleurs de nouveaux documents pourraient compléter ou modifier de façon substantielle mes hypothèses. Évidemment.

— Maman, lui ai-je dit, je crois que la fumée de cigarette n’est pas bonne pour le cerveau du bébé.

— Oh ça va. J’ai fumé un paquet par jour pendant mes trois grossesses et je n’ai pas l’impression d’avoir fait trois débiles à l’arrivée.

Sa réponse m’a fait rire. Lélia en a profité pour allumer une cigarette, et commencer le récit de la vie d’Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques – les quatre prénoms de la carte postale.

LIVRE I

Terres promises

Chapitre 1

— Comme dans les romans russes, a dit ma mère, tout commence par une histoire d’amour contrariée. Ephraïm Rabinovitch aimait Anna Gavronsky, dont la mère, Liba Gavronsky née Yankelevitch, était une cousine germaine de la famille. Mais cette passion n’était pas du goût des Gavronsky…

Lélia m’a regardée en voyant bien que je n’y comprenais rien. Elle a coincé sa clope à la commissure de ses lèvres et, l’œil mi-clos à cause de la fumée, elle a commencé à fouiller dans ses archives.

— Tiens, je vais te lire cette lettre, ça va t’éclairer… Elle est écrite par la grande sœur d’Ephraïm, en 1918, à Moscou :

Chère Véra,

Mes parents n’ont que des ennuis. As-tu entendu parler de cette histoire entre Ephraïm et notre cousine Aniouta ? Si non, je peux seulement te le confier sous le sceau du secret, bien que, semble-t-il, quelques-uns des nôtres soient déjà au courant. En bref, An et notre Fédia (il a eu 24 ans il y a deux jours) sont tombés amoureux l’un de l’autre. Les nôtres en ont horriblement souffert, ils en devenaient fous. Tante ne sait rien, ce serait une catastrophe si elle l’apprenait. Ils la rencontrent tout le temps et se tourmentent beaucoup. Notre Ephraïm aime beaucoup Aniouta. Mais j’avoue que je ne crois guère à la sincérité de ses sentiments à elle. Voilà les nouvelles de chez nous. Parfois j’en ai par-dessus la tête de cette histoire. Bon, ma chérie, il faut que j’arrête d’écrire. Je vais aller poster ma lettre moi-même, pour être sûre qu’elle soit bien partie…

Tendrement, Sara.

— Si je comprends bien, Ephraïm fut contraint de renoncer à son premier amour ?

— Et pour cela, on lui trouve vite une autre fiancée, qui sera donc Emma Wolf.

— Le deuxième prénom de la carte postale…

— Tout à fait.

— Elle faisait aussi partie de la famille éloignée ?

— Non, pas du tout. Emma venait de Lodz. Elle était la fille d’un grand industriel qui possédait plusieurs usines de textile, Maurice Wolf, et sa mère s’appelait Rebecca Trotski. Mais rien à voir avec le révolutionnaire.

— Dis-moi, comment Ephraïm et Emma se sont-ils rencontrés ? Parce que Lodz est au moins à mille kilomètres de Moscou.

— Bien plus de mille kilomètres ! Soit les familles ont fait appel à la chadkhanit de la synagogue, c’est-à-dire la marieuse. Soit la famille d’Ephraïm était la kest-eltern d’Emma.

— La quoi ?

— La « kest-eltern ». C’est du yiddish. Comment t’expliquer… Tu te rappelles de la langue inuktitut ?

Quand j’étais enfant, Lélia, m’avait enseigné qu’il existe cinquante-deux mots pour désigner la neige chez les esquimaux. On dit qanik pour la neige quand elle tombe, aputi pour la neige déjà tombée, et aniou pour la neige qui sert à faire de l’eau…

— Eh bien, en yiddish, a ajouté ma mère, il existe différents termes pour dire « la famille ». On utilise un mot pour dire « la famille » proprement dite, un autre mot pour dire « la belle-famille », encore un autre mot pour dire « ceux qu’on considère comme sa famille » même en l’absence de lien de parenté. Et il existe un terme quasiment intraduisible, qui serait comme « la famille nourricière » – di kest-eltern, ce qu’on pourrait traduire comme « la famille invitante » – car il était de tradition, lorsque des parents envoyaient un enfant au loin faire ses études supérieures, qu’ils cherchent une famille pour le loger et le nourrir.

— La famille Rabinovitch était donc la kest-eltern d’Emma.

— Voilà… mais laisse-toi faire, et ne t’inquiète pas, tu vas finir par t’y retrouver…

Très tôt dans sa vie, Ephraïm Rabinovitch rompt avec la religion de ses parents. À l’adolescence, il devient membre du Parti socialiste révolutionnaire, et déclare à ses parents qu’il ne croit pas en Dieu. Par provocation, il fait tout ce qui est interdit aux Juifs le jour de Kippour : il fume des cigarettes, il se rase, boit et mange.

En 1919, Ephraïm a 25 ans. C’est un jeune homme moderne, svelte, aux traits fins. Si sa peau n’était pas si brune et si sa moustache était moins noire, on pourrait le prendre pour un vrai Russe. Ce brillant ingénieur sort tout juste de l’université, ayant échappé au numerus clausus qui limitait à 3 % le nombre de Juifs admis à l’entrée. Il veut participer à la grande aventure du progrès, il a de hautes ambitions pour son pays et pour son peuple, le peuple russe, qu’il veut accompagner dans la Révolution.

Pour Ephraïm, être juif ne veut rien dire. Il se définit avant tout comme socialiste. D’ailleurs, il vit à Moscou à la moscovite. Il accepte de se marier à la synagogue uniquement parce que c’est important pour sa future femme. Mais il prévient Emma :

— Nous ne vivrons pas dans le respect de la religion.

La tradition veut que, le jour de son mariage, à la fin de la cérémonie, le marié brise un verre avec son pied droit. Ce geste rappelle la destruction du temple de Jérusalem. Ensuite le marié peut faire un vœu. Ephraïm fait celui d’effacer à jamais le souvenir de sa cousine Aniouta. Mais en regardant au sol les débris de verre éparpillés, il lui semble que c’est son cœur qui gît là, en mille morceaux.