— Tu comprends la logique ? Elle est redoutable.
— Oui, on te pousse à mentir, puis on te traite de menteur. On t’empêche de travailler – et ensuite on t’explique que tu es un parasite sur le territoire.
— Sur la fiche, la mention « cultivateur » est donc remplacée par « sp », qui signifie « sans profession ». Voici comment Ephraïm est transformé en chômeur apatride, profitant des fruits d’une terre française dont il a voulu être le « propriétaire » mais qui n’aurait jamais dû lui appartenir. Ce n’est pas tout. Il n’est plus « apatride », mais désormais « d’origine indéterminée ».
— Je vois. Être apatride, c’est être quelque chose. Être indéterminé, c’est louche.
Au même moment, les entreprises et biens appartenant aux Juifs doivent être mis sous séquestre. Les commerçants et les patrons doivent eux-mêmes aller se déclarer au commissariat de leur quartier. C’est ce qu’on appelle « l’aryanisation des entreprises ». Ephraïm va devoir céder la SIRE à des gérants français – avec ses inventions, ses brevets, ceux de son frère, soit vingt années de travail – tout cela part dans les mains de la Compagnie générale des eaux.
Pendant que ce grand filet de pêche est cousu fil à fil par l’État français et l’occupant, la vie des sœurs Rabinovitch se poursuit, dans leur élan vital. Noémie écrit une nouvelle, qu’elle fait lire à son ancienne professeure de Fénelon, Mlle Lenoir, qui connaît des gens dans l’édition. Évidemment, il faudra trouver un pseudonyme, mais Noémie croit en son talent. Myriam, quant à elle, rencontre dans le quartier de la Sorbonne un jeune homme qui s’appelle Vicente. Il a 21 ans, son père est le peintre Francis Picabia, sa mère Gabriële Buffet est une figure de l’intelligentsia parisienne. Ce ne sont pas des parents, ce sont des génies.
Chapitre 20
Vicente Picabia est un jeune homme qui a poussé seul comme le chiendent qui rend la vie dure aux jardiniers, comme les pissenlits que rien n’étouffe. Il s’est faufilé partout de sa naissance à ses 21 ans, désiré nulle part, précédé partout d’une mauvaise réputation, méprisé par ses professeurs, ballotté de pensions en pensions. Enfant, il était souvent resté seul sous le grand porche de l’école, le jour des vacances, à l’heure où ses camarades rentraient chez eux. Ses parents ne venaient pas le chercher, trop occupés à être eux-mêmes des enfants.
Gabriële passait le moins de temps possible avec ce petit dernier, qu’elle trouvait trop flou. Elle n’avait rien à lui dire, elle attendait qu’il devienne plus intéressant avant de faire sa connaissance. Vicente était né bien après ses frères et sœurs, sans doute par accident – ses parents étaient déjà séparés depuis longtemps. Gabriële l’inscrivit en pension à l’École des Roches, à Verneuil dans l’Eure, un établissement moderne qui s’inspirait des méthodes d’éducation anglaises, basées sur le sport au grand air et les activités en atelier. Elle avait lu comme tout le monde le best-seller d’Edmond Demolins, traduit dans plus de huit langues, À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons ?, dont la quatrième de couverture donnait la réponse immédiate, faisant fi de tout suspens : « Elle tient à l’éducation. »
Malgré ces initiatives, Vicente n’apprit rien à l’École des Roches. Il cherchait ses mots en répétant inlassablement le début d’une phrase. Il ne parvenait pas à se concentrer et, lorsqu’il fallait lire à haute voix devant la classe, les lettres et les mots s’inversaient.
— Mais cela ne sert à rien l’école, mon grand. L’important, c’est de vivre, de sentir, lui disait sa mère.
— Ne t’embête pas avec l’orthographe, lui répétait son père. Ce qui est beau, c’est d’inventer des mots.
Quand il rencontre Myriam, en octobre 1940, Vicente n’a aucun diplôme, pas même le brevet des collèges. Avant la guerre, il était plongeur dans un restaurant. Maintenant, il veut devenir guide de montagne et poète. Son problème, c’est la grammaire. Il a déposé une annonce à la Sorbonne, pour chercher un étudiant qui lui donnerait des cours. C’est comme ça qu’il fait la connaissance de Myriam. Ils sont nés à trois semaines d’intervalle, Myriam quelque part au mois d’août en Russie, et Vicente, le 15 septembre, à Paris.
— Ce n’est pas un hasard, ai-je dit à Lélia.
— Que veux-tu dire ?
— Ce n’est pas un hasard que je sois née un 15 septembre, exactement comme ton père.
— Tu sais, on peut définir le hasard sous trois angles. Soit il sert à définir des événements merveilleux, soit des événements aléatoires, soit des événements accidentels. Tu te ranges dans une des catégories ?
— Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’une mémoire nous pousse vers des lieux connus de nos ancêtres, nous entraîne à célébrer des dates qui furent importantes dans le passé, ou à apprécier des gens dont – sans que nous le sachions – la famille a croisé autrefois la nôtre. Tu peux appeler cela de la psycho-généalogie ou croire en une mémoire des cellules… mais moi je ne parle pas de hasard. Je suis née un 15 septembre, j’ai fait mes classes préparatoires au lycée Fénelon, puis mes études à la Sorbonne, j’habite rue Joseph-Bara comme l’oncle Emmanuel… La liste des détails est troublante, maman.
— Peut-être… qui sait ?
Myriam et Vicente se donnent rendez-vous deux fois par semaine, au bistrot L’Écritoire, place de la Sorbonne. Myriam apporte le Vaugelas, ainsi que des cahiers et des stylos pour écrire. Vicente arrive les mains dans les poches, les cheveux en désordre, dégageant une étrange odeur d’écurie. Il s’habille d’une drôle de façon, un jour drapé dans une vieille cape, le lendemain avec son costume de chasseur alpin, mais jamais deux fois de la même manière. Myriam n’a jamais vu un garçon pareil.
Très vite, elle se rend compte que Vicente a un problème de diction, il accroche sur les mots difficiles. Il a aussi du mal à se concentrer mais il est drôle et désarmant. Il adore lui faire perdre son sérieux professoral en faisant des blagues. La jeune fille éclate de rire au milieu des mots irréguliers et des accords de participes passés.
Vicente commande des grogs. Gagné par une légère ivresse, il invente des phrases absurdes pour les dictées, il démontre le caractère illogique des règles de grammaire. Il se moque du sérieux pontifiant des étudiants de la Sorbonne, imite les professeurs en train de boire leur thé doctement.
— On serait mieux à la piscine Lutetia, conclut-il en parlant fort.
À la fin du cours, Vicente pose des questions à l’étudiante, des rafales de questions, sur ses parents, sur sa vie en Palestine, sur les pays qu’elle a traversés. Il lui demande de répéter la même phrase dans toutes les langues qu’elle connaît. Puis la regarde, concentré. Personne ne s’est jamais intéressé à Myriam avec autant d’intensité.
Lui en revanche se livre peu. Tout ce qu’elle apprend, c’est qu’il a quitté son emploi de « placier en baromètres ».
— Ils m’ont viré au bout d’un mois. J’aurais été meilleur à vendre des livres. Moi j’aime les auteurs américains. Tu connais The Savoy Cocktail Book ?
Dès le premier jour, Myriam est troublée par la beauté de son visage d’Espagnol, sa chevelure noire et, sous les yeux, une ombre, comme la marque d’une douleur ancienne. Il tient ses traits de son grand-père, un être flegmatique qui n’a jamais travaillé de sa vie ; maigre comme un jeune toréro, il avait épousé en secondes noces un petit rat de l’Opéra en âge d’être sa fille. Il avait des cernes sous les yeux.