— Tu n’en as jamais souffert ? demande la jeune fille.
— Oh tu sais, ceux qui médisent derrière mon dos, mon cul les contemple… Mon père et la Suisse se sont mariés le 22 juin ! Le jour même de l’armistice. Tu vois, ça en dit long sur leur union… Quand je pense que j’étais pas invité. Je suis sûr que le jumeau y était.
— Tu as un frère jumeau ?
— Non. C’est comme ça que je l’appelle, le jumeau, parce que frère, j’y arrive pas.
Alors Vicente raconte à Myriam l’étrange histoire de sa naissance.
— Mes parents étaient séparés, mon père s’était installé chez sa maîtresse, Germaine, et ma mère vivait ici avec Marcel Duchamp, le meilleur ami de mon père. Enfin. Tu vois quoi…
Myriam ne voit rien mais elle écoute. Elle n’a jamais entendu d’histoires pareilles.
— Germaine est tombée enceinte de Francis, c’est ce qu’elle voulait. Mais quand elle a compris que Gabriële était aussi enceinte, elle a fait toute une histoire, elle s’est demandé si Francis n’était pas encore secrètement amoureux de sa femme… Francis l’a rassurée en disant que l’enfant n’était pas de lui, mais de Marcel. Tu me suis ?
Myriam n’ose pas lui dire non.
— Les deux filles sont tombées enceintes en même temps. Ma mère et la maîtresse de mon père. C’est simple non ?
Vicente se lève pour chercher un cendrier.
— Germaine se plaignait quand même beaucoup, elle voulait se marier avec mon père, pour clarifier la situation de l’enfant. Mais Francis a écrit « Dieu a inventé le concubinage. Satan le mariage » sur les murs de son immeuble. Les voisins se sont plaints, cela a fait une histoire tout ça…
Vicente fut le premier à naître. Et Marcel le mit au monde. Peut-être espérait-il être le père de ce ready-made vivant ? Mais Vicente était noir comme un petit taureau d’Espagne et personne ne put douter du fait qu’il était le fils de Francis Picabia. Tout le monde fut très déçu. Francis le premier, qui dut choisir un prénom en sa qualité de père. Il décida de l’appeler Lorenzo. Quelques semaines plus tard, Marcel Duchamp, dégagé de ses responsabilités, partit pour l’Amérique. Et l’autre femme accoucha à son tour d’un petit garçon aux cheveux noirs. Francis dut choisir de nouveau un prénom et comme il était à court d’idées, il décida de l’appeler aussi Lorenzo.
— Il faut penser à l’aspect pratique des choses.
Vicente détestait son prénom et son demi-frère. Il était obligé de passer des vacances avec lui, dans le sud de la France, quand il allait voir son père. Francis aimait faire la plaisanterie :
— Je vous présente mes deux fils, Lorenzo et Lorenzo.
Vicente en souffrait.
Francis engagea une jeune fille au pair, Olga Molher, que les garçons surnommaient Olga de Malheur ou Olga Molaire. Elle était moins intelligente que Gabriële, moins belle que Germaine, mais elle savait y faire avec Francis. Elle obtint tout de lui et révéla alors sa vraie nature : elle n’aimait pas s’occuper des enfants.
— Je n’étais bien nulle part et personne ne voulait de moi. Alors à l’âge de 6 ans, j’ai essayé de me suicider. C’était en pension, j’ai sauté du deuxième étage. Malheureusement, je m’en suis sorti avec seulement deux côtes fêlées et le bras cassé. Personne ne parla de l’incident à mes parents. À l’âge de 11 ans, un matin, j’ai décidé qu’on ne m’appellerait plus Lorenzo mais Vicente. Et en 1939, je me suis engagé dans le 70e régiment des chasseurs alpins de forteresse. Incorporé soldat deuxième classe. Ma mère m’avait appris à skier et j’ai pensé qu’elle aurait été fière de moi, une fois dans sa vie. Ensuite j’ai demandé à partir avec un bataillon de chasseurs alpins pour la campagne de Norvège. J’ai fait la bataille de Narvik. Évacué en juin avec les Polonais. Puis débarqué à Brest. La mort ne veut pas de moi, tu vois, même elle. C’est comme ça.
Vicente découpe des petits morceaux de fruit que Myriam mange doucement, sans en refuser un seul, de peur que Vicente ne s’arrête de parler.
— Merde, ça ne se voit pas trop que je pleure ? demande-t-il en essuyant son œil charbonneux de ses doigts sucrés, pleins de jus.
Il se lève pour aller chercher un torchon, Myriam prend ses mains pour les porter à sa bouche. Elle lèche ses doigts. Il pose ses lèvres sur les siennes, maladroitement, sans bouger. Myriam sent le torse nu de Vicente sous son peignoir. Il la prend par la main et l’emmène vers une petite chambre au bout d’un couloir.
— C’est la chambre de ma sœur Jeanine, tu peux rester dormir à cause du couvre-feu, dit-il. Je reviens.
Myriam s’allonge tout habillée sur le lit qu’elle n’ose pas défaire. En attendant Vicente, elle repense à l’odeur de ses doigts, à sa beauté sombre et brûlante, à ce baiser étrange. Une chaleur inconnue au creux du ventre, elle regarde l’aube percer à travers les volets fermés. Soudain elle entend du bruit dans la cuisine et pense que Vicente prépare un café.
— Vous voulez quelque chose ? lui demande une petite bonne femme, avec le peignoir aux miroirs indiens que son fils portait la veille.
Avant que Myriam ait eu le temps de répondre, Gabriële lui sert une tasse en ajoutant :
— Vous avez laissé un beau bazar dans la cuisine.
Myriam rougit en voyant la bouteille de vin terminée, les épluchures de fruits et les cigarettes fumées.
Gabriële jauge Myriam. Elle est moins jolie que la précédente, la petite Rosie. Son fils brise les cœurs avec une constance qu’elle ne lui connaît que dans ce domaine.
— Avec lui, ça se termine toujours mal.
Gabriële aurait voulu que son fils soit homosexuel, elle trouvait ça chic et provocant. Elle lui disait souvent :
— C’est plus simple les garçons, crois-moi.
— Qu’est-ce que tu en sais ? répondait agressivement Vicente, qui ne supportait pas que sa mère parle aussi librement.
Vicente avait une beauté qui provoquait brutalement le désir, des jeunes filles aux vieux messieurs. À l’école, il avait connu les aventures des pensionnats et les attouchements honteux de professeurs salaces. Et quand il rentrait chez ses parents, il retrouvait un monde d’adultes à la vie trop libre pour son esprit d’enfant, il connaissait les odeurs de foutre dans leurs draps. Au bout du compte, tout cela avait fini par détraquer quelque chose en lui. Ses histoires d’amour étaient toujours bizarres. Mais que faire ? se demandait sa mère.
Vicente entre dans la cuisine, les yeux encore endormis, les paupières gonflées. Il voit la tête de sa mère contrariée, alors sans réfléchir il attrape la main de Myriam et dit d’une voix solennelle :
— Maman je te présente Myriam, nous allons nous fiancer.
Myriam et Gabriële arrêtent leur geste en même temps, la jeune fille sent le sol se dérober sous elle, mais la mère reste calme, elle n’en croit pas un mot.
— Nous nous fréquentons depuis deux mois, ajoute-t-il tranquillement. Je ne t’ai jamais parlé d’elle, parce que c’est très sérieux.
— Bien, je ne sais pas quoi dire, répond Gabriële, gênée.
— Myriam est en philosophie à la Sorbonne, elle parle six langues, oui, six, son père était un révolutionnaire, elle a traversé la Russie en charrette, fait de la prison en Lettonie, vu les Carpates dans un train, vogué sur la mer Noire, appris l’hébreu à Jérusalem, ramassé des oranges avec des Arabes en Palestine…
— Mais votre vie est un roman ! dit Gabriële en se moquant un peu de l’emphase de son fils.
— Tu es jalouse ? demande Vicente avec désinvolture.
Myriam se jette dans les rues de Paris avec le sentiment qu’elle a joué sa vie entière en une seule nuit. Elle rentre chez elle au petit matin, comme dans un conte, la lune lui a donné un fiancé. Et plus rien ne sera comme avant, à cause de ce garçon compliqué, mais beau, d’une beauté à crever.