Dans les couloirs, les Rabinovitch croisent Joseph Debord, le mari de l’institutrice des Forges, qui est employé à la préfecture.
— Qu’en pensez-vous ? demande Ephraïm en lui montrant le dépliant.
Joseph Debord jette un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, puis sans rien dire, attrape le dépliant des mains d’Ephraïm et le déchire en deux. Les Rabinovitch le regardent s’éloigner silencieusement dans le couloir.
Chapitre 22
En face de l’opéra Garnier, la façade d’un immeuble Art déco ressemble à une gigantesque boîte de biscuits rose, avec sa galerie commerciale, son cinéma Le Berlitz, et son dancing au décor peint par Zino. Une dizaine d’ouvriers, trapézistes au bout de leurs cordes, y hissent une affiche aux dimensions gigantesques. On découvre alors, sur plusieurs mètres de hauteur, le dessin d’un vieil homme aux doigts crochus, aux lèvres lippues, qui s’accroche à un globe terrestre comme s’il voulait le posséder. En lettres capitales rouges, on peut lire : « LE JUIF ET LA FRANCE ». L’exposition est organisée par l’Institut d’étude des questions juives, dont la principale mission est d’orchestrer une propagande antisémite de grande ampleur pour le compte de l’occupant.
L’exposition débute le 5 septembre 1941, elle a pour fonction d’expliquer aux Parisiens pourquoi les Juifs forment une race dangereuse pour la France. Il s’agit de prouver « scientifiquement » qu’ils sont avides, menteurs, corrompus, et obsédés sexuels. Cette manipulation de l’opinion publique permet de démontrer que l’ennemi de la France, c’est le Juif. Pas l’Allemand.
L’exposition est pédagogique et ludique. Dès l’entrée, les visiteurs peuvent se faire photographier devant la reproduction géante d’un nez juif. Des maquettes mettent en scène différents faciès : des nez crochus, des lèvres épaisses, des cheveux sales. À la sortie, un mur présente les photographies de nombreuses personnalités juives, Léon Blum, Pierre Lazareff, Henri Bernstein ou encore Bernard Natan, qui tous incarnent « le péril juif dans tous les domaines de l’activité nationale ». La France est symbolisée par l’image d’une belle femme « victime de sa générosité ».
Les visiteurs peuvent ensuite acheter un ticket pour voir, au cinéma Le Berlitz, un documentaire allemand, supervisé par Goebbels, intitulé Le Juif éternel. L’écrivain Lucien Rebatet l’a qualifié de chef-d’œuvre.
Cette manipulation de l’opinion publique a des conséquences. Au mois d’octobre, six synagogues parisiennes sont plastiquées par des militants collaborationnistes armés par l’occupant. Rue Copernic, la bombe détruit une partie de l’édifice, où des fenêtres sont arrachées. Le lendemain, un rapport des renseignements généraux mentionne : « L’annonce des attentats commis hier contre les synagogues n’a causé dans le public ni surprise ni émoi. “Cela devait arriver”, entend-on dire avec une certaine pointe d’indifférence. »
Cette propagande permet aussi de justifier les mesures antisémites, qui s’intensifient. Les familles qui ont un poste de radio doivent le rendre à la préfecture de police en même temps qu’ils émargent les listes. Tous les comptes bancaires sont soumis au Service du contrôle des administrateurs provisoires. Les arrestations, principalement de Polonais en âge de travailler, commencent.
Les préfectures organisent le recensement des biens de chacune des familles présentes sur leur territoire, afin que l’État puisse confisquer ce qui l’intéresse. Il sera décrété que les Juifs doivent payer une amende d’un milliard de francs.
— Comme tu pourras le constater sur la fiche que j’ai retrouvée, les Rabinovitch ne possédaient plus grand-chose.
Ordonnance concernant une amende imposée aux Juifs.
Nom : Rabinovitch
Prénoms : Ephraïm Emma et leurs enfants
Résidence : Les Forges
Indication des objets de valeur saisissables sans dommage pour l’économie générale ni pour les créanciers français (argenterie, bijoux, œuvres d’art, valeurs mobilières, etc.) :
Une voiture automobile et mobilier de première nécessité.
Tous les dimanches, Ephraïm joue aux échecs avec Joseph Debord, le mari de l’institutrice.
— Je crois que les Juifs devraient essayer de quitter la France, dit-il à Ephraïm en déplaçant un pion sur l’échiquier.
— Nous n’avons pas de papiers et nous sommes assignés à résidence, répond Ephraïm.
— Peut-être que… vous pourriez vous renseigner quand même ?
— Mais comment ?
— Par exemple, quelqu’un pourrait le faire pour vous.
Ephraïm comprend bien le message que veut lui faire passer Debord. Mais il a l’habitude de gérer ses affaires lui-même, surtout en ce qui concerne sa famille.
— Écoutez, chuchote Debord, si un jour, il vous arrivait un problème… venez me voir chez moi – mais jamais à la Préfecture.
Ces paroles font malgré tout leur chemin dans l’esprit d’Ephraïm, qui réfléchit aux possibilités de partir à l’étranger. Pourquoi ne pas retourner chez Nachman pour quelque temps, en trouvant un moyen de voyager clandestinement ? Mais la Grande-Bretagne n’autorise plus les Juifs à émigrer en Palestine sous mandat britannique. Ephraïm se renseigne alors pour les États-Unis, mais les politiques d’accueil des immigrés se sont durcies. Roosevelt a mis en place une politique restrictive d’immigration. Un paquebot fuyant le Troisième Reich a dû faire demi-tour et les mille passagers du Saint-Louis ont été renvoyés en Europe.
Des frontières s’érigent de toute part. Ce qui était encore possible il y a quelques mois, ne l’est plus désormais.
Pour partir, il faudrait trouver de l’argent, mais tout ce qui leur appartient est hypothéqué par l’État français. Et puis il faudrait voyager clandestinement, tout recommencer depuis le bas de l’échelle. Ephraïm se sent trop vieux pour ça, il n’a plus le courage d’embarquer sa famille dans une charrette pour traverser des forêts enneigées.
Son corps fatigué est aussi une limite, sa frontière.
Vicente et Myriam se marient le 15 novembre 1941 à la mairie des Forges, sans dragées ni photographe. Les Picabia, pour qui ce n’est pas un événement, ne font pas le déplacement. Myriam porte une robe polonaise de sa mère, en lin lourd, brodée d’un liseré rouge. Pour se rendre à la mairie, il faut traverser le village. Les habitants regardent passer le cortège des Rabinovitch, avec leur drôle d’allure, Noémie a mis sur la tête un petit chapeau à voilette prêté par Mme Debord, l’institutrice. Et Myriam un napperon plié comme un foulard. Le maire trouve que ces gens ont l’air de ces saltimbanques qu’on voit errer aux abords des villes, moitié artistes, moitié voleurs.
— Ces Juifs, ils sont quand même bizarres… dit-il à sa secrétaire de mairie.
Personne n’a vu cela aux Forges, une noce sans messe, sans chanson de régiment, ni danse au son d’un accordéon. La cérémonie est un peu pâlotte, certes, mais elle délivre Myriam : elle est rayée de la liste des Juifs de l’Eure pour être transférée sur la liste de Paris.
Myriam s’installe donc officiellement à Paris, rue de Vaugirard, dans un appartement au cinquième et dernier étage. Trois chambres de bonnes reliées entre elles par un long couloir.
Désormais jeune mariée, Myriam essaye de tenir son foyer. Mais Vicente ne veut rien changer à leurs habitudes.