Myriam finit par comprendre, inquiète, qu’il l’emmène à la gare, car le policier prend systématiquement la direction Der Bahnhof Saint-Lazare. Elle se demande si elle est envoyée dans un de ces camps éloignés de Paris. Effrayant.
Myriam regarde par la fenêtre le défilé des employés de bureau, les passants avec leurs lunettes dorées, leurs serviettes de cuir, leurs costumes noirs et leurs souliers vernis, qui courent pour attraper un des rares autobus qui roulent au ralenti à cause du mauvais gazogène. Elle se demande si elle va, un jour, faire à nouveau partie de ce qui lui semble désormais un décor derrière une vitre.
Soudain la voiture s’arrête dans une des ruelles adjacentes. Le policier sort de la poche de son uniforme trois pièces de 10 francs, qu’il donne à Myriam. Elle remarque que ses mains sont fines et qu’elles tremblent.
— Pour votre billet de train. Rentrez chez vos parents, dit le policier en lui donnant l’argent.
Cette phrase est très claire. Mais Myriam reste interdite, regardant dans sa main les épis de blé sous la devise de la France, liberté, égalité, fraternité.
— Dépêchez-vous, ajoute le policier avec nervosité.
— Ce sont mes parents qui vous ont… ?
— Pas de questions, coupe le policier. Entrez dans la gare, je vous surveille.
— Laissez-moi juste écrire une lettre, je veux prévenir mon mari.
— Attends maman, cette histoire de policier me semble très étrange. C’est toi qui imagines que les choses se sont passées ainsi ?
— Non ma fille, je n’invente rien. Je restitue et je reconstitue. Voilà tout. Regarde. Enfin, lis plutôt.
Lélia me tend une page, arrachée d’un cahier d’écolier, une feuille quadrillée, recto verso. Je reconnais l’écriture de Myriam.
« Il est vrai que pour moi la chance s’est souvent manifestée. L’étoile ? Je ne l’ai jamais portée. La Rhumerie martiniquaise à Saint-Germain-des-Prés. Avais-je déjà le beau tampon rouge, juive, ou était-ce simplement mon nom ? Une vérification d’identité, heure trop tardive, vers 8 heures du soir ? Les Juifs devaient observer le couvre-feu, donc arrestation et conduite au commissariat rue de l’Abbaye. J’ai dormi sur l’épaule d’un gars charmant, souteneur de son métier, Riton je crois, et le matin, à pied, sans menottes ni cinéma, un policier en civil m’a amenée à la préfecture de police dans l’île Saint-Louis. On servait du café à ceux qui pouvaient payer. J’étais là avec une Espagnole, énorme, qui pestait contre les Français. J’avais un peu d’argent. Quand le garçon de café est revenu chercher les tasses vides, il emporte avec la vaisselle un billet que j’avais fourré sous les quelques pièces pour le pourboire. “Je vous donne tout ce que j’ai et vous demande de signaler ma présence ici, au numéro… pour dire que je me trouve à la préfecture.” J’ai passé la nuit, et le dimanche matin un policier est venu me chercher. “On m’a chargé de vous amener à la gare. J’ai l’argent pour votre billet.” Je n’ai pas pu repasser chez moi. Le policier m’a autorisée à écrire une lettre à mon mari. Il m’a rendu mes papiers et de là je suis partie aux Forges. »
— Tu te souviens ? Quand je te disais de retenir la date du 13 juillet 1933, comme celle d’un jour de bonheur parfait ?
— Le jour de la remise des prix au lycée Fénelon…
— Nous voici rendus très exactement neuf ans plus tard. Le 13 juillet 1942. Aux Forges.
Chapitre 23
Jacques a été reçu à la première partie du baccalauréat – il est allé à Évreux chercher ses résultats avec l’étoile jaune sur son veston. Sur le chemin du retour, Jacques et Noémie sont partis à vélo pour rendre visite à Colette, lui annoncer la bonne nouvelle.
La journée a été chaude. Ils se sont bien amusés tous les trois. Depuis que Myriam est mariée, Jacques a pris sa place entre les deux filles. Noémie apprécie cette nouvelle alliance, inattendue. Elle découvre son petit frère, au caractère joyeux. Colette songe à leur proposer de rester dormir à la maison, puis finalement, y renonce.
En rentrant chez leurs parents, Jacques et Noémie s’arrêtent sur la place du village des Forges, où le bal du soir se prépare, avec son estrade et ses lampions.
— Tu crois qu’on pourra venir faire un tour après le dîner ? demande Jacques à Noémie.
Elle ébouriffe son petit frère dans un geste moqueur. Il peste en lançant ses grands bras dans l’air. Il ne supporte pas qu’on touche à ses cheveux.
— Allez, tu connais la réponse.
Ils rentrent chez leurs parents en pliant leurs vestes sur le porte-bagages de sorte qu’on ne puisse pas voir leur étoile. Bien leur en a pris. Ils ont croisé des Allemands à moto et c’est déjà l’heure du couvre-feu.
Pour le dîner du soir, Emma a trouvé de quoi faire un bon repas et dresse une jolie table sous les arbres, il faut fêter les résultats de Jacques. Depuis qu’il a décidé de devenir ingénieur agronome, il travaille aussi bien que ses sœurs.
Emma décore la nappe avec des fleurs qu’elle dispose soigneusement en chemin de table. Myriam est là. Elle n’est pas retournée à Paris depuis sa miraculeuse libération de prison. Toute la famille dîne dans le jardin, derrière la maison. Ils sont tous les cinq, aux mêmes places qu’ils occupaient autour de la table en Palestine, comme en Pologne, puis à Paris rue de l’Amiral-Mouchez – cette table, c’est leur barque. La nuit semble ne plus vouloir tomber, l’air du jardin est encore gorgé de la chaleur sucrée du jour.
Soudain, un ronronnement de moteur perce le calme de cette soirée. Une voiture s’approche – non, ce sont deux voitures. Dans le jardin, les conversations s’interrompent, les oreilles se dressent comme ceux d’animaux inquiets. On attend que le bruit s’éloigne, qu’il s’évanouisse. Mais non. Il persiste, s’amplifie. Les cœurs se crispent. Tous les cinq retiennent leur souffle. Ils entendent le bruit des portes et des bottes qui claquent.
Les mains se cherchent sous la table, les doigts s’entrelacent, dans les cœurs une déchirure. Des coups sont frappés, les enfants sursautent.
— Que tout le monde reste calme, je vais ouvrir, dit Ephraïm.
Il sort, voit les deux voitures garées, l’une avec trois militaires allemands et l’autre avec deux gendarmes français, dont l’un est censé traduire les instructions. Mais Ephraïm, qui parle l’allemand, comprend les consignes et leurs conversations.
Les gendarmes sont venus chercher ses enfants.
— Prenez-moi à leur place, dit-il tout de suite aux policiers.
— Ce n’est pas possible. Qu’ils préparent en vitesse une valise pour leur voyage.
— Quel voyage ? Où vont-ils ?
— Vous serez informés en temps et en heure.
— Ce sont mes enfants ! J’ai besoin de savoir.
— Ils vont partir travailler. Personne ne leur fera de mal. Vous aurez des nouvelles.
— Mais où ? Quand ?
— Nous ne sommes pas là pour discuter, nous avons l’ordre de chercher deux personnes, nous repartirons avec ces deux personnes.
Deux personnes ?
Mais bien sûr, se dit Ephraïm, Myriam est sur les listes de Paris. Ils parlent de Noémie et Jacques.
— Tout le monde est couché, dit-il. Ma femme est au lit, il serait plus facile de revenir demain matin.
— Demain c’est le 14 juillet, la gendarmerie sera fermée.
— Laissez-moi juste quelques minutes, alors, que ma femme et mes enfants aient le temps de s’habiller.