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— Et Myriam ? Que se serait-il passé pour elle si elle s’était présentée aux Allemands ce soir-là ?

— Elle aurait été embarquée avec son frère et sa sœur – afin d’atteindre…

— … les objectifs de rentabilité.

— Mais ce soir-là, elle n’était pas sur la liste, parce qu’elle venait de se marier. C’est le mince fil de hasard auquel tient chacune de nos vies.

Chapitre 25

Serrés l’un contre l’autre, Noémie et Jacques sont assis à l’arrière de la voiture de police, vers une destination inconnue. Jacques a mis sa tête contre l’épaule de sa grande sœur, les yeux fermés, il repense à ce jeu d’autrefois, qui consistait à trouver des séries de mots commençant par la même lettre dans différentes catégories. Sport, batailles célèbres, héros. Noémie tient dans une main celle de son frère et dans l’autre leur valise. Elle fait la liste de tout ce qu’elle a oublié de prendre dans la précipitation : sa pommade Rosat pour les lèvres gercées, un morceau de savon et son gilet bordeaux qu’elle aime tant. Elle regrette d’avoir emporté la bouteille de lotion capillaire Pétrole Hahn de Jacques qui prend une place inutile.

Elle pose sa joue contre la vitre et regarde les rues du village, qu’elle connaît par cœur. Dans cette nuit particulière, les jeunes gens de son âge se rendent au bal, ils avancent par petites grappes. Les phares de la voiture éclairent leurs jambes et leurs bustes. Pas leurs visages. Au fond, elle préfère.

Noémie se dit que cette épreuve fera d’elle un écrivain, oui, un jour, elle écrira tout ça. Elle observe pour ne rien oublier, chaque détail, les filles qui marchent pieds nus, tenant dans leurs mains leurs chaussures vernies pour ne pas les abîmer sur les cailloux des chemins, leurs seins gonflés par des corsages trop serrés. Elle racontera les garçons poussant leurs vélos devant elles et des cris d’animaux pour les faire rire, leurs cheveux gominés, brillants sous la lune. Et dans l’air, elle décrira la promesse érotique de la danse, une jeunesse grisée sans avoir bu, enivrée par les flonflons du bal dont les notes parviennent, portées par le vent de ce mois de juillet. Le vent lourd et parfumé du soir d’été.

La voiture de police prend la sortie du village en direction d’Évreux. À la lisière de la forêt, un couple sort des buissons, comme pris en flagrant délit dans la lumière des phares. Ils se tiennent par la main. Cette vision blesse Noémie. Comme si elle savait que jamais cela ne lui arriverait.

La voiture s’enfonce dans la forêt, le silence envahit la route puis la maison où Ephraïm et Emma se trouvent seuls à présent, pétrifiés de peur, le silence envahit aussi le jardin où Myriam se cache. Elle attend que quelque chose se passe, sans savoir quoi exactement.

Un jour, beaucoup plus tard, au milieu des années 70, dans le cabinet d’un dentiste, à Nice, une après-midi de grande chaleur, soudain, Myriam comprendra ce qu’elle attendait, allongée dans le jardin. Elle sera envahie par le souvenir de cette attente. Lui reviendra la sensation de l’herbe sur ses lèvres. Et celle de la peur au ventre. Elle comprendra alors qu’elle espérait que son père change d’avis. Tout simplement. Elle attendait que son père vienne la chercher pour lui demander de rejoindre Jacques et Noémie.

Mais Ephraïm ne revient pas sur sa décision et demande à Emma de fermer les volets puis de se coucher, tout en gardant son calme. Que la panique ne s’installe pas dans leur maison.

— La peur fait prendre les mauvaises décisions, dit-il avant d’éteindre les bougies.

Myriam voit que ses parents ont fermé les volets de leur chambre. Elle attend encore un peu. Et quand elle comprend que personne ne viendra la cueillir dans ce jardin, au creux de la nuit, en silence, elle choisit le vélo de son père, bien qu’il soit trop grand pour elle. En enroulant ses doigts autour du guidon, Myriam sent les mains d’Epraïm se glisser dans les siennes pour lui donner du courage – le vélo tout entier devient le corps du père, une ossature fine mais solide, des muscles résistants et souples, capables de conduire sa fille toute la nuit jusqu’à Paris.

Elle est confiante, elle sait qu’il faut profiter de la générosité de l’obscurité, et surtout, de la bonté de la forêt, qui ne juge personne et abrite en son sein tous les fugitifs. Ses parents lui avaient tant de fois raconté la fuite de Russie, l’épisode de la charrette qui se détache. Fuir, s’en sortir, elle sait faire. Soudain sur le bord de la route, Myriam aperçoit la forme d’un animal, qui la fait freiner d’un coup sec. Elle s’arrête devant le cadavre d’un oiseau mort, dont le sang noir se mêle aux plumes éparpillées. Cette vision morbide la trouble comme un mauvais présage. Myriam recouvre d’humus le corps bombé de l’animal, encore chaud, puis elle récite en chuchotant les vers araméens que lui avait appris Nachman en Palestine, le kaddish des endeuillés, et seulement après avoir prononcé ces paroles rituelles, elle trouve la force de repartir, fille d’oiseau, elle vole en prenant les chemins de traverse, elle se cache dans les bordures de forêt, se faufile adroitement comme les animaux sur son passage – avec eux elle n’est jamais seule, ils sont ses compagnons de disparition.

Aux premières vibrations de l’air, aux premières lueurs fluorescentes du matin, Myriam aperçoit enfin la Zone de Paris. Elle est presque arrivée.

— Ce qu’on appelle la Zone, m’explique Lélia, était à l’origine un grand terrain vague qui encerclait Paris. Une zone de tir… réservée au canon pour l’artillerie française. Non aedificandi. Mais y poussa peu à peu toute la pauvreté des rejetés de la capitale, des misérables hugoliens, des familles aux mille enfants, tous ceux que les grands travaux du baron Haussmann avaient chassés du centre de Paris s’y entassèrent dans des baraques, dans des cabanons de bois ou des roulottes, des cahutes qui baignaient dans la boue et l’eau croupie, dans des bicoques rafistolées. Chaque quartier avait sa spécialité, il y avait les chiffonniers de Clignancourt et les biffins de Saint-Ouen, les boumians de Levallois et les rempailleurs d’Ivry, les ramasseurs de rats, qui revendaient les bestioles aux laboratoires des quais de Seine pour leurs expériences. Les ramasseurs de crottes blanches, qui revendaient la merde au kilo, à des artisans gantiers qui s’en servaient pour blanchir le cuir. Chaque quartier avait sa communauté, il y avait les Italiens, les Arméniens, les Espagnols, les Portugais… mais tous étaient surnommés les zonards ou les zoniers.

À l’heure où Myriam traverse la ceinture noire de la Zone, tout est calme dans ce lieu sans eau et sans électricité, mais non sans humour, car les habitants qui poussent là au milieu de la moisissure ont nommé leurs ruelles avec des jeux de mots improbables : ainsi Myriam traverse-t-elle la « rue-Barbe », la « rue-Bens » – mais aussi la « rue-Scie ».

Il est six heures du matin, les fleurs de la Zone ont terminé leur travail de nuit, les ouvriers et artisans commencent leur journée, c’est la levée du couvre-feu pour les travailleurs bleu bronze qui embauchent dans la capitale au petit jour en rêvant d’un café crème. Myriam attend avec eux l’ouverture de la porte de Paris, elle se faufile dans une foule de vélos qui s’avance, en faisant bien attention à observer les règles que tous les habitants qui circulent à vélo doivent respecter dans les rues de la capitale. Ne pas lâcher le guidon. Ne pas mettre la main à la poche. Ne pas éloigner les pieds des pédales. Respecter la priorité aux véhicules dont les plaques d’immatriculation sont WH, WL, WM, SS ou POL.