Myriam traverse un Paris presque vide, les quelques rares passants semblent filer en rasant les murs. La beauté de la ville lui redonne de l’espoir. Le jour qui se lève efface ses pensées, le petit matin frais de l’été lave les idées noires de la nuit.
— Comment ai-je pu imaginer que mon frère et ma sœur allaient être envoyés en Allemagne ? C’est absurde. Ils sont mineurs.
Myriam se souvient qu’une nuit, dans la maison de Boulogne, la première maison que la famille avait habitée au retour de Palestine, sa sœur ne pouvait pas s’endormir à cause d’une araignée près de leur lit. Mais au petit matin, elle s’était aperçue que l’affreuse bête n’était qu’un bout de ficelle enroulé sur lui-même. Les voilà, les idées noires – des broutilles que l’imagination recouvre de poils dans l’obscurité, se dit Myriam. Et le petit matin chasse les angoisses folles de la nuit.
Myriam traverse le pont de la Concorde vers le boulevard Saint-Germain. Elle ne fait pas attention à l’immense banderole affichée sur la façade du Palais-Bourbon, « Deutschland siegt an allen Fronten », auréolée d’un immense V de la victoire. Elle continue de penser que ses parents réussiront à récupérer Jacques et Noémie avant qu’ils ne soient envoyés en Allemagne.
— Quand ils se rendront compte que mon frère et ma sœur ne savent à peu près rien faire de leurs dix doigts, les Allemands les renverront chez nous, se dit-elle pour se donner la force de monter quatre à quatre les six étages jusqu’à son appartement de la rue de Vaugirard.
Vicente ouvre la porte dans un nuage de fumée. Il fait entrer Myriam et retourne boire son café dans le salon, plongé dans des pensées qui l’ont tenu éveillé toute la nuit, à en croire ses cernes sous les yeux et le cendrier plein posé sur la table. Myriam lui raconte avec nervosité l’arrestation de Jacques et Noémie, son retour en vélo vers Paris, mais Vicente n’écoute pas, il est ailleurs, lui non plus n’a pas dormi de la nuit. Il se rallume une cigarette avec le cul de la précédente, en silence, va chercher une tasse de Tonimalt dans la cuisine, une boisson à base de grains de malt transformés en paillettes qui remplace le café et que Vicente achète à prix d’or en pharmacie.
— Attends-moi là, je reviens, dit-il en lui tendant la tasse.
Un nuage de fumée s’échappe au-dessus de la tête de son mari au moment où il disparaît dans le couloir – et Myriam imagine une locomotive entrant dans un long tunnel. Puis elle s’allonge sur le tapis, épuisée, son corps entier lui fait mal après cette nuit de fuite, elle se sent entièrement rouée des milliers de coups de talons donnés dans les pédales. Elle en tremble, allongée sur le sol dans la poussière du tapis du salon, elle ferme les yeux et soudain, elle croit entendre des bruits provenir de la chambre du fond. La voix d’une femme.
— Une femme ? Une femme aurait donc dormi dans mon lit, avec mon mari ? Non, c’est impossible.
Et Myriam plonge dans le sommeil jusqu’à ce qu’un petit personnage miniature, une petite bonne femme, la secoue énergiquement pour la réveiller.
Chapitre 26
— Je te présente ma grande sœur, précise Vicente, comme si la petitesse de la jeune femme pouvait en faire douter.
Jeanine a trois ans de plus que Vicente mais elle lui arrive bien en dessous des épaules. Comme Gabriële. Myriam trouve d’ailleurs que la fille ressemble à la mère d’une façon troublante, avec son front large de femme intelligente, avec ses lèvres fines et décidées.
— Sur certaines photographies d’archives, dit Lélia, il m’est arrivé de les confondre, tu sais.
— Comment est-ce possible que Myriam n’ait jamais rencontré la sœur de son mari ?
— Je te rappelle que chez les Picabia, on ne s’est jamais vraiment intéressé au concept de « famille », si ce n’est pour détruire cette notion bourgeoise. Aucun membre Picabia n’avait daigné se rendre au mariage de Vicente et Myriam – et puis c’est vrai que Jeanine était une jeune femme très occupée. Deux ans plus tôt, en mars 1940, elle avait obtenu son diplôme d’infirmière de la Croix-Rouge, avant de rejoindre la section sanitaire du 19e régiment du Train à Metz. Après l’armistice et jusqu’à sa démobilisation en décembre 1940, elle fut affectée à la section de Châteauroux pour gérer le ravitaillement des camps de prisonniers de Bretagne et de Bordeaux. Ce n’est pas une oisive, tu comprends ? C’est une femme qui conduit des ambulances. Même si, de dos, on pourrait la confondre avec une enfant de 12 ans.
— Tu n’es pas enceinte ? questionne Jeanine de but en blanc.
— Non, répond Myriam.
— Bon ça va, on va pouvoir la mettre dans la Citroën de maman.
— Dans la Citroën ? demande Myriam.
Mais Jeanine ne répond pas, elle s’adresse uniquement à Vicente.
— Elle prendra la place des valises de Jean – tu les descendras en train – qu’est-ce que tu veux que je te dise ? de toute façon, maintenant, on n’a plus le choix. On part demain matin à la levée du couvre-feu.
Myriam ne comprend rien mais Jeanine lui fait signe de ne pas poser de questions.
— Tu te souviens du « miracle » qui s’est produit, lorsqu’un policier est venu te sortir de prison ? Ce « miracle », ma grande, avait un visage, un nom, une famille et des enfants. Ce miracle avait aussi un grade, celui d’adjudant-chef. Ce miracle s’est fait arrêter par la Gestapo la semaine dernière, compris ? Donc voilà la situation. Tu ne peux pas rester en zone occupée. C’est trop dangereux maintenant qu’on sait que la police est susceptible de te rechercher au même titre que ton frère et ta sœur. C’est dangereux pour toi. Donc pour ton mari. Donc pour moi. On va te passer en zone libre. On ne peut pas partir aujourd’hui parce que c’est férié. Les voitures n’ont pas le droit de circuler. On partira demain matin, à la première heure, de chez ma mère. Prépare-toi, on va chez elle, maintenant.
— Je dois prévenir mes parents.
Jeanine soupire.
— Non, tu ne peux pas les prévenir… toi et Vicente, vous êtes vraiment des enfants.
Vicente comprend que sa sœur n’en supporterait pas davantage et pour la première fois de sa vie, il s’adresse à Myriam comme un mari :
— Pas la peine de parlementer. Tu pars avec Jeanine. Tout de suite. C’est comme ça.
— Mets plusieurs sous-vêtements les uns sur les autres, lui conseille Jeanine, parce que tu ne pourras pas prendre de valise avec toi.
En sortant de l’immeuble, Jeanine attrape Myriam par le bras.
— Tu ne poses pas de questions, tu me suis. Et si on croise la police c’est moi qui parle.
Parfois, l’esprit se colle sur des surfaces inutiles. Certains détails absurdes retiennent l’attention quand la réalité se vide de toute sa substance habituelle, quand la vie devient si folle qu’on ne peut faire appel à aucune expérience. Et tandis que les deux jeunes femmes descendent la rue qui longe le théâtre de l’Odéon, le cerveau de Myriam fixe une image qui s’imprime dans sa mémoire : l’affiche d’une comédie de Courteline. Longtemps après la guerre, peut-être à cause de l’association phonétique des mots « culotte » et « Courteline », coq-à-l’âne absurde, toute évocation du dramaturge lui fera automatiquement penser aux cinq culottes qu’elle avait enfilées les unes sur les autres ce jour-là, ces cinq culottes qui faisaient bouffer sa jupe quand elle marchait le long des murs du théâtre sous les arcades en pierres ocre. Ces cinq culottes qui lui tiendraient toute une année, jusqu’à l’usure, jusqu’à être trouées à l’entrejambe.