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Quand elles arrivent chez Gabriële, Jeanine dit à Myriam :

— Tu ne manges rien de salé et demain matin tu ne bois pas une goutte d’eau, c’est compris ?

Jacques et Noémie se réveillent en prison comme des criminels. Ils ont été incarcérés à Évreux la veille au soir, à 23 h 20 selon le livre d’écrou. Motif d’incarcération : Juifs. Jacques s’appelle désormais Isaac. Il est enfermé avec Nathan Lieberman, un Allemand né à Berlin âgé de 19 ans. Israël Gutman, un Polonais de 32 ans, et son frère Abraham Gutman, 39 ans.

Jacques repense aux récits de ses parents, eux aussi ont connu la prison, quand ils ont fui la Russie juste avant d’entrer en Lettonie. Pour eux, tout s’était bien terminé.

— Ils ont été libérés au bout de quelques jours, raconte-t-il à Nathan, Israël et Abraham pour les rassurer.

En ce 14 juillet, l’ensemble des brigades de gendarmerie est mobilisé. Les Allemands craignent des débordements patriotiques et interdisent tout défilé ou rassemblement. Les transferts sont reportés. Jacques et Noémie passent une nuit supplémentaire à Évreux.

Ce matin-là, à quelques kilomètres de la prison où se trouvent ses enfants, Ephraïm a les yeux grands ouverts dans son lit. Une phrase le hante, une phrase prononcée par son père, le dernier soir de Pessah où toute la famille a été réunie. Nachman leur avait dit : « Un jour, ils voudront tous nous voir disparaître. »

— Non… ce n’est pas possible… songe Ephraïm.

Et pourtant. Il se demande pourquoi il n’a plus de nouvelles de ses beaux-parents à Lodz. Plus de nouvelles de Boris à Prague. Plus de nouvelles des anciens de Riga. Partout, un silence de mort.

Ephraïm repense au rire d’Aniouta, son rire cruel qui l’avait empêché de prendre au sérieux ses projets de fuite. Elle était aux États-Unis depuis quatre ans, quatre ans déjà. Cela lui paraissait une éternité. Et lui, qu’avait-il fait en quatre ans ? Il s’était laissé embourber dans une situation inextricable, pris au piège de la montée des eaux qu’il était en train d’observer. Doucement mais sûrement.

Au même moment, à Paris, Myriam est réveillée par Jeanine dans l’appartement de Gabriële. Elle a dormi toute habillée, elle se sent comme après une nuit en train.

Les deux jeunes femmes sortent de l’appartement et se dirigent vers une ruelle à l’écart où une voiture les attend. Gabriële est là, mains gantées, drapée, chapeautée, allure décidée. On dirait qu’elle se rend à un rallye automobile, avec sa Citroën traction faux cabriolet dotée d’un moteur 4 cylindres à soupapes en tête. La banquette arrière est entièrement recouverte d’un monceau de sacs et de valises, le tout surmonté d’un tas de paquets emballés. Myriam voit émerger des formes sombres roulées dans du papier journal, puis les têtes de quatre corbeaux. Vision étrange. Myriam se demande comment elle va s’asseoir au milieu de tout ce fatras, alors Jeanine jette un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, la ruelle est vide, aucun passant, aucune voiture à l’horizon, d’un geste rapide elle écarte les sacs pour montrer à Myriam une trappe dans la banquette.

— Faufile-toi là-dedans, dépêche-toi.

Myriam comprend alors qu’un faux fond est fabriqué dans le dossier arrière, relié au coffre de la voiture.

Avec un ami garagiste, Jeanine avait aménagé la voiture de sa mère, afin d’y créer un espace secret, dans lequel Myriam se glisse. Telle Alice au pays des merveilles, elle rapetisse pour entrer à l’intérieur du coffre et s’enroule dans la cachette, mais, au moment d’allonger ses jambes, elle sent quelque chose bouger dans le fond du terrier, quelque chose de vivant, elle pense d’abord à un animal mais c’est un homme qui attendait là sans bouger.

Myriam ne peut pas le voir en entier, elle en devine des morceaux, son regard clair de poète, sa frange ronde, comme une tonsure de prêtre – et sur le menton une fossette de pitre.

— C’est Jean Hans Arp, qui est alors âgé de 56 ans.

— Le peintre ?

— Oui, c’était un ami intime de Gabriële. J’ai découvert cet épisode en retrouvant des écrits de Myriam, après sa mort, où elle mentionnait « passage de la ligne de démarcation dans un coffre avec Jean Arp ». J’ai appris ensuite qu’à ce moment-là, il rejoint Nérac, dans le sud-ouest de la France, où il a rendez-vous avec sa femme, Sophie Taeuber. Ils fuient Paris, parce que Jean est d’origine allemande, mais aussi parce que ce sont des artistes dits « dégénérés » – et à ce titre, ils peuvent être arrêtés.

Allongés l’un à côté de l’autre, la jeune femme et le peintre n’échangent aucune parole car le temps des silences a commencé ce jour-là, des mots que l’on ne prononce pas pour se protéger, des questions que l’on ne pose pas, pas même à soi-même, pour ne pas se mettre en danger. Jean Arp ne sait pas que la jeune fille est juive. Myriam ne sait pas que Jean Arp fuit le nazisme pour des raisons idéologiques.

La voiture avance doucement en direction de la porte d’Orléans. Là, Jeanine et Gabriële doivent se justifier en montrant leur Ausweis, une attestation qui leur donne l’autorisation de se déplacer. C’est un faux, bien évidemment, qu’elles montrent aux soldats avec assurance. Les deux femmes ont mis au point une histoire de mariage. Jeanine est censée retrouver son futur mari pour la noce. Devant les soldats, Jeanine joue la jeune femme troublée, et Gabriële la mère dépassée par les événements. Jamais mère et fille n’ont été aussi charmantes, ni aussi souriantes.

— Si vous saviez le nombre de valises que ma fille m’a fait mettre dans le coffre ! Un déménagement. Elle a voulu emmener son trousseau que nous devrons ensuite rapporter à Paris. N’est-ce pas absurde ? Vous êtes mariés ? Je vous le déconseille.

Gabriële fait rire les soldats, elle leur parle en allemand, qu’elle a appris dans sa jeunesse lorsqu’elle étudiait la musique à Berlin. Ils apprécient cette Française pétillante qui s’adresse à eux dans une langue impeccable, ils la félicitent, elle les remercie, on s’attarde et on bavarde. Gabriële propose de donner aux soldats un des oiseaux morts qu’elle descend pour le repas de noces. Les corbeaux sont des mets recherchés sous l’Occupation, ils se vendent jusqu’à 20 francs pièce – et font de bons bouillons.

— Willen Sie eins ? propose Gabriële.

— Nein, danke, danke.

La vérification des papiers se passe bien, les soldats laissent partir les deux femmes. Et Gabriële démarre tranquillement la voiture, surtout, sans précipitation.

Ephraïm et Emma Rabinovitch n’ont pas dormi de la nuit, ils ont attendu que le matin arrive, et avec lui, l’ouverture des bureaux de la mairie. Calmement ils s’habillent. Emma veut dire quelque chose à Ephraïm mais son mari lui fait comprendre d’un signe de la main que, pour le moment, il ne peut supporter que le silence. Après s’être habillée, Emma descend dans la cuisine et pose sur la table les bols des enfants, leurs cuillères et leurs serviettes. Ephraïm la regarde faire sans rien dire, sans savoir quoi penser de ce geste. Puis ils se rendent ensemble, droits et dignes, à la mairie des Forges. M. Brians, le maire, leur ouvre ce matin-là. C’est un homme petit, une frange noire plaquée sur son front blanc, luisant comme un ventre de poisson. Depuis que les Rabinovitch se sont installés sur sa commune, il n’a qu’une seule envie, les en voir disparaître.