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Embarrassés, ils laissent filer la Citroën.

Dans le rétroviseur, Gabriële et Jeanine regardent la guérite des soldats devenir de plus en plus petite – jusqu’à disparaître. À la sortie de Tournus, Jeanine demande à sa mère de s’arrêter, elle veut rassurer ses passagers. Myriam tremble de tout son corps.

— C’est bon, on a réussi, dit-elle pour la calmer.

Puis Jeanine fait quelques pas sur la route et gonfle ses poumons de l’air de la zone libre. Ses jambes deviennent molles, elle pose un genou à terre, puis l’autre. Et reste quelques secondes ainsi, prostrée, la tête penchée en avant.

— Allez ma grande, il nous reste encore six cents kilomètres à faire avant la nuit, dit Gabriële en posant sa main sur l’épaule de sa fille.

C’est la première fois qu’elle montre une véritable tendresse à l’un de ses enfants.

Gabriële et Jeanine roulent sans s’arrêter. Un peu avant minuit, à l’heure du couvre-feu, la voiture entre dans une grande propriété. Myriam sent la voiture qui ralentit et des voix qui chuchotent. On lui demande de sortir du coffre, ce n’est pas facile avec les membres engourdis. Elle est emmenée comme une prisonnière dans une chambre inconnue, où elle s’endort sans demander son reste.

Lorsque Myriam se réveille le lendemain, des bleus sont apparus sur sa peau. Elle a du mal à poser un pied par terre mais s’approche de la fenêtre. Elle découvre un château dont l’allée majestueuse est bordée de grands chênes. Il ressemble à une grande villa italienne, avec sa façade ocre et ses balustrades d’opérette. Elle qui n’avait jamais franchi la Loire, découvre la beauté de la lumière humide scintillant dans les arbres. Une femme entre alors dans la chambre, avec une carafe et un verre d’eau.

— Où sommes-nous ? lui demande-t-elle.

— Au château de Lamothe, à Villeneuve-sur-Lot, répond l’inconnue.

— Mais où sont les autres ?

— Partis tôt ce matin.

Myriam s’aperçoit en effet que la Citroën n’est plus dans la cour.

— Ils m’ont abandonnée là, songe Myriam avant de s’allonger par terre, car ses jambes n’arrivent plus à la porter.

Chapitre 27

Au petit matin du 15 juillet, Jacques et Noémie quittent la prison d’Évreux accompagnés de quatorze autres personnes. Jacques est le plus jeune. Le groupe est mené au siège de la 3e légion de gendarmerie à Rouen, où l’on regroupe tous les Juifs arrêtés dans l’Eure lors de la rafle du 13 juillet.

Le lendemain après-midi, le 16 juillet 1942, les parents Rabinovitch apprennent que des arrestations massives ont eu lieu à Paris, le matin même. Des familles ont été tirées du lit dès quatre heures du matin, obligées de partir sur-le-champ avec une valise, sous la menace des coups. Ces arrestations ne passent pas inaperçues. Les renseignements généraux parisiens notent dans un rapport : « Bien que la population française soit, dans son ensemble et d’une manière générale, assez antisémite, elle n’en juge pas moins sévèrement ces mesures, qu’elle qualifie d’inhumaines. »

— Ils prennent même des jeunes femmes avec leurs enfants, c’est ma sœur qui est concierge à Paris qui m’a raconté ça, explique une voisine du village à Emma. La police est venue avec des serruriers, quand les gens refusent d’ouvrir, ils entrent en force.

— Et ensuite, ajoute le mari, ils vont voir les gardiens d’immeuble pour dire d’aller fermer le gaz dans les appartements. Parce qu’ils vont pas revenir de sitôt…

— On a emmené les familles au Vélodrome d’Hiver, paraît-il. Vous connaissez ?

Le Vélodrome d’Hiver, oui, Emma voit très bien ce stade, rue Nélaton dans le 15e, où ont lieu les compétitions de cyclisme, de hockey sur glace, et les matchs de boxe. Quand Jacques était petit, une année, son père l’avait emmené assister au « Patin d’or », une course de patinage à roulettes.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? songe Ephraïm, gagné par la frayeur.

Emma et Ephraïm retournent à la mairie pour en savoir davantage. Monsieur Brians, le maire des Forges, s’agace, devant ce couple d’étrangers, drapés dans leur dignité, qui passent leur temps à hanter les couloirs de la mairie.

— Nous avons entendu dire que des Juifs ont été rassemblés à Paris. Nous voudrions savoir si nos enfants se trouvent parmi eux, dit Ephraïm au maire.

— Pour cela, il nous faut une autorisation spéciale de déplacement, ajoute Emma.

— Faut voir avec la préfecture, répond le maire, en fermant à clé la porte de son bureau.

Le maire boit un petit verre de cognac pour se remettre. Il demande à sa secrétaire de mairie de lui éviter désormais tout contact avec ces gens. Cette jeune femme porte un joli nom, Rose Madeleine.

Chapitre 28

Le 17 juillet, Jacques et Noémie sont transférés vers un camp d’internement qui se trouve à deux cents kilomètres de la prison de Rouen. Dans le Loiret, près d’Orléans. Le voyage dure toute la matinée.

La première chose qu’ils voient en arrivant au camp de Pithiviers, ce sont des miradors équipés de projecteurs ainsi que des fils barbelés. Derrière ces grillages sinistres, se profilent toutes sortes de bâtiments. Cela ressemble à une prison en plein air, un camp militaire sous haute surveillance.

Les policiers font descendre tout le monde du camion. À l’entrée du camp, le frère et la sœur font la queue avec d’autres, devant eux, derrière eux. Tous attendent d’être enregistrés. L’officier de police qui inscrit les arrivants est assis derrière une petite table en bois, il s’applique, secondé dans sa tâche par un soldat. Jacques remarque leurs casquettes rutilantes. Leurs bottes en cuir brillent sous le soleil de juillet.

Jacques est inscrit dans le livre d’écrou sous le numéro 2582. Noémie sous le numéro 147. Tous remplissent la fiche des comptes spéciaux : Jacques et Noémie n’ont pas un centime sur eux. Leur groupe rejoint ensuite d’autres arrivants dans la cour. Les haut-parleurs leur demandent de se mettre en rang, dans le calme, pour écouter le règlement du camp. L’emploi du temps est tous les jours le même, 7 heures café, de 8 heures à 11 heures corvées de propreté et d’aménagement, à 11 heures 30 repas, de 14 heures à 17 heures 30 de nouveau corvées de propreté et d’aménagement, 18 heures repas et 22 heures 30 extinction des feux. On demande aux prisonniers d’être patients et coopératifs, on leur promet de meilleures conditions de vie lorsqu’ils seront affectés à l’étranger, sur leur lieu de travail. Le camp n’est qu’une étape de transition, à chacun de prendre sur soi et d’être obéissant. Les haut-parleurs leur demandent de se mettre en marche pour rejoindre leur baraquement. Jacques et Noémie découvrent le camp de Pithiviers. Il comporte dix-neuf baraques et peut accueillir jusqu’à deux milles internés. Les bâtiments sont en bois, tous construits selon le modèle « Adrian », du nom de Louis Adrian – un ingénieur militaire qui avait conçu ces baraquements rapidement démontables pendant la guerre de 14-18. Longs de trente mètres et larges de six mètres, un couloir central départage deux rangées de châlits à étages recouverts de paille. C’est le couchage des internés.

Dans ces baraques, on étouffe de chaleur l’été et l’hiver on meurt de froid. Les conditions sanitaires sont déplorables, les maladies circulent aussi vite que les rats qui se faufilent par dizaines dans les parois. On entend le bruit de leurs griffes croches qui courent sur le bois, nuit et jour. Jacques et Noémie découvrent les lavabos et les sanitaires qui se trouvent en extérieur, si l’on peut appeler sanitaires ces latrines où chacun s’accroupit pour faire ses besoins au-dessus de fossés recouverts de ciment. Il faut faire cela devant les autres.