Les cuisines sont en dur, ainsi que les bâtiments de l’administration. En passant devant l’infirmerie, Noémie sent le regard d’une femme en blouse blanche se poser sur elle, une Française d’une quarantaine d’années, les cheveux bouclés, qui semble prendre sa pause dehors sur les marches. Elle regarde Noémie, longtemps, de ses yeux clairs et intenses.
Jacques et Noémie sont de nouveau éloignés l’un de l’autre : Jacques occupe la baraque 5 et Noémie la baraque 9. Chaque séparation est pénible et provoque chez Jacques des crises de panique. La compagnie des hommes ne lui est pas familière.
— Je viendrai te voir dès que possible, lui promet sa sœur.
Noémie entre dans sa baraque, où une femme polonaise lui montre comment suspendre ses vêtements pour ne pas se faire voler ses affaires pendant la nuit. Elle s’adresse à elle dans un dialecte approximatif et Noémie lui répond en polonais. Les prisonniers de juillet 1942 sont pour la plupart des Juifs étrangers, des Polonais, des Russes, des Allemands, des Autrichiens. Beaucoup d’entre eux ne parlent pas bien français et en particulier les femmes qui restent la plupart du temps à la maison. Dans le camp, le yiddish est la langue commune, que tout le monde comprend. Un prisonnier est d’ailleurs préposé à la traduction des ordres que les haut-parleurs déversent à longueur de journée.
Pendant que Noémie installe ses affaires, elle sent soudain une main encercler son bras avec fermeté. Une poigne d’homme. Mais quand elle se retourne, elle se trouve face à la femme aux yeux clairs, qui la regardait fixement devant l’infirmerie.
— Toi, lui dit-elle, tu parles français ?
— Oui, répond Noémie, étonnée.
— Tu parles d’autres langues ?
— L’allemand. Je parle aussi le russe, le polonais et l’hébreu.
— Le yiddish ?
— Un peu.
— Parfait. Dès que tu as terminé de t’installer, tu vas à l’infirmerie. Si des soldats te demandent quoi que ce soit, tu dis que le docteur Hautval t’attend. Dépêche-toi.
Noémie obéit aux ordres, elle installe ses affaires. Et trouve au fond de sa valise sa petite pommade Rosat qu’elle pensait avoir oubliée. Puis elle se rend directement à l’infirmerie.
Arrivée là-bas, la femme au regard intense lui lance une blouse blanche.
— Tu mets ça. Et tu regardes ce que je fais, lui dit-elle.
Noémie regarde la blouse.
— Oui elle est sale, affirme la femme, on n’a pas mieux.
— Mais, qui est le docteur Hautval ? demande la jeune fille.
— C’est moi. Je vais t’apprendre tout ce que doit savoir une aide-soignante, il faut que tu retiennes les termes et que tu respectes les règles d’hygiène, c’est compris ? Si tu t’en sors bien, tu viendras tous les jours travailler avec moi.
Jusqu’au soir, sans s’arrêter, Noémie observe avec attention le travail du médecin. Elle se charge de la désinfection des ustensiles. L’adolescente comprend vite que l’essentiel de sa tâche consiste aussi à rassurer, écouter, apporter son soutien aux femmes qui arrivent à l’infirmerie. La journée passe très vite car les malades affluent sans discontinuer, des femmes de toutes les nationalités, dont il faut s’occuper dans l’urgence.
— C’est bien, lui dit le docteur Hautval à la fin de la journée. Tu mémorises tout. Je veux te revoir ici demain matin. Mais fais attention : tu t’approches trop des malades. Tu ne dois pas toucher leur sang ni respirer les miasmes. Si tu tombes malade, qui va m’aider ?
— Attends maman, cette histoire de docteur et d’infirmerie, comment la connais-tu ?
— Je n’invente rien. Le docteur Adélaïde Hautval a vraiment existé, elle a écrit un livre après la guerre, Médecine et crimes contre l’humanité. Tiens, j’ai le livre là, attrape-le s’il te plaît. J’ai surligné certains passages. Regarde, elle décrit cette journée du 17 juillet où les nouveaux internés arrivent par vagues : « Vingt-cinq femmes. Toutes des étrangères qui vivent en France. Dès leur entrée je suis frappée par une jeune fille, No Rabinovitch. Visage lituanien type, corps charpenté, sain, solide. Elle a dix-neuf ans. Tout de suite, je jette mon dévolu sur elle. Elle deviendra ma meilleure collaboratrice. »
— C’est émouvant que cette femme se souvienne de Noémie et qu’elle ait écrit sur elle.
— Tu vas voir, elle en parle beaucoup dans son livre. Cette Adélaïde Hautval a été une Juste parmi les Nations. À l’époque du récit, elle avait 36 ans, neuropsychiatre, fille de pasteur, transférée à Pithiviers pour s’occuper de l’infirmerie du camp. Son livre n’est pas le seul témoignage sur Noémie que j’ai retrouvé : elle marquait les gens, partout où elle passait. Je vais te raconter.
À la fin de cette première journée, le docteur Hautval donne à sa nouvelle aide-soignante deux petits morceaux de sucre blanc. Noémie traverse le camp en les serrant précieusement dans sa poche, elle a hâte de les donner à son frère. Mais quand elle le retrouve, Jacques est furieux.
— Tu n’es pas venue une seule fois me voir, je t’ai attendue toute la journée.
Puis il fait fondre les deux morceaux de sucre dans sa bouche et se radoucit.
— Qu’est-ce que tu as fait ? lui demande Noémie.
— Les corvées. On m’a envoyé aux chiottes avec les jeunes. Tu verrais les vers blancs, gros comme des doigts, comme ça, ils grouillent au fond des latrines. C’est dégueulasse. Il faut les asperger de Crésyl, un désinfectant en granules, mais l’odeur âcre m’a donné mal à la tête alors je suis retourné à la baraque. C’est horrible ici, dis. Tu ne te rends pas compte. Il y a des rats. On les entend quand on s’allonge sur les lits. Je voudrais rentrer chez nous. Fais quelque chose. Myriam, elle, elle aurait trouvé une solution, dit Jacques.
Noémie ne supporte pas cette remarque et attrape les épaules de son petit frère pour le secouer.
— Elle est où Myriam ? Hein ? Va la voir. Demande-lui une solution. Vas-y !
Jacques s’excuse en baissant les yeux. Le lendemain matin, Noémie apprend que le camp autorise l’envoi d’une lettre par personne et par mois. Elle décide d’écrire tout de suite à ses parents, pour les rassurer. Cela fait cinq jours qu’ils ont été séparés. Cinq jours sans nouvelles les uns des autres. Noémie enjolive : elle dit qu’elle travaille à l’infirmerie et que Jacques se porte bien.
Ensuite, elle rejoint son poste pour une nouvelle journée de travail. Quand Noémie arrive, le docteur est en pleine dispute avec l’administrateur du camp, elle dénonce le manque de moyens de son équipe. L’administrateur répond par des menaces. Noémie comprend alors que le docteur Hautval n’est pas une employée du camp, mais une prisonnière. Une prisonnière comme elle.
— Quand ma mère est morte, en avril dernier, se confie Hautval à la fin de la journée, j’ai voulu me rendre à Paris pour son enterrement. Mais je n’avais pas d’Ausweis. J’ai donc décidé de franchir illégalement la ligne à Vierzon et je me suis fait arrêter par la police. Puis interner à la prison de Bourges. Là, j’ai vu un soldat allemand maltraiter une famille juive et je suis intervenue. « Puisque tu défends les Juifs, tu partageras leur sort », m’a répondu le soldat qui était très vexé qu’une femme, française, lui tienne tête. J’ai dû porter l’étoile jaune et un brassard avec l’inscription « amie des Juifs ». Peu de temps après, le camp de Pithiviers a fait savoir qu’ils avaient besoin d’un médecin. C’est comme ça que j’ai été envoyée ici, afin de gérer l’infirmerie. Mais toujours en tant que prisonnière. Au moins j’aide les autres.