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— Justement, pensez-vous que je pourrais avoir du papier et un stylo ?

— Pour quoi faire ? demande le docteur Hautval.

— C’est pour mon roman.

— Je vais voir ce que je peux faire.

Le soir même, le docteur Hautval apporte à Noémie deux stylos et quelques feuilles de papier.

— J’ai pu t’obtenir ça de l’administration, mais il faut que tu me rendes un service.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

— Tiens, tu vois cette femme là-bas ? Elle s’appelle Hode Frucht.

— Je la connais, elle est dans ma baraque.

— Alors ce soir, tu iras lui écrire une lettre pour son mari.

— Tout cela, tu l’as appris dans le livre du docteur Hautval ?

— C’est au hasard de mes recherches que j’ai appris que Noémie était devenue l’écrivain public des femmes de Pithiviers. En rencontrant les descendants de Hode Frucht. Ils m’ont montré les lettres manuscrites de Noémie, avec son écriture si jolie. Tu sais, comme toutes les adolescentes, Noémie avait des fantaisies d’écriture. Elle faisait des M majuscules avec des jambages bouclés, qu’on retrouve sur toutes les lettres rédigées pour ses compagnes du camp.

— Qu’est-ce que les femmes racontaient dans ces lettres ?

— Les prisonnières voulaient rassurer leurs proches, ne pas les inquiéter, leur dire que tout allait bien… elles ne disaient pas la vérité. C’est pourquoi ces correspondances ont été utilisées plus tard par les révisionnistes.

Jacques vient voir Noémie à l’infirmerie. Rien ne va, un soldat lui a confisqué sa lotion Pétrole Hahn, il a des douleurs au ventre, il se sent seul. Noémie lui conseille de se faire des amis.

Ce soir-là, les hommes de sa baraque organisent un shabbat dans un coin du camp. Jacques les rejoint et se met tout au fond. Cela lui plaît, la sensation de faire partie d’un groupe. Après les prières, les hommes restent à parler entre eux, comme à la synagogue. Jacques entend alors leurs conversations, ils parlent des trains qui partent. Personne ne sait exactement où ils vont. Certains évoquent la Prusse-Orientale, d’autres la région de Koenigsberg.

— Ce serait pour travailler dans les mines de sel en Silésie.

— Moi j’ai entendu parler de fermes.

— Si c’est vrai, c’est bien.

— Tu parles. Tu crois que tu vas aller traire des vaches ?

— C’est nous qu’ils vont mener à l’abattoir. Une balle dans la nuque. Devant des fosses. Un par un.

Ces histoires font peur à Jacques. Il en parle à Noémie, qui à son tour demande au docteur Hautval ce qu’elle pense de toutes ces rumeurs effrayantes. Le docteur attrape Noémie par le bras et, droit dans les yeux, lui dit avec véhémence :

— Écoute-moi bien No, ici, on appelle ça « radio chiotte ». Tiens-toi loin de toutes ces histoires dégueulasses. Et dis à ton frère de faire la même chose. Ici les conditions sont dures, il faut pouvoir les supporter. Ces récits horribles, il faut les fuir. C’est compris ?

— À ce moment-là, le docteur Hautval croyait sincèrement que les prisonniers du camp de Pithiviers étaient envoyés en Allemagne pour travailler. Dans ses mémoires, elle écrira : « J’ai encore beaucoup de chemin à faire avant de comprendre. » Une façon pudique de dire ce à quoi elle va bientôt être confrontée. Si tu veux un aperçu, lis le sous-titre de son livre : Médecine et crimes contre l’humanité : le refus d’un médecin, déporté à Auschwitz, de participer aux expériences médicales. Prends-le si tu veux, je te conseille de te munir d’une bassine, parce que je t’assure que ça donne envie de vomir et ce n’est pas une façon de parler.

— Mais pourquoi le docteur Hautval va-t-elle être envoyée à Auschwitz ? Elle n’est ni juive ni prisonnière politique.

— Elle était trop grande gueule, elle défendait trop les faibles. Elle sera déportée début 1943.

Les 17 et 18 juillet sont des journées chaudes. Beaucoup de travail à l’infirmerie. Évanouissements, malaises, les femmes enceintes ont des contractions. Une femme hongroise demande une piqûre de coramine, elle est médecin, elle sait qu’elle est en train de faire une crise cardiaque.

Le lendemain, le 19 juillet, les premières familles débarquent du Vélodrome d’Hiver. Les huit mille personnes emprisonnées depuis plusieurs jours ont été réparties entre les différents camps de transit, Pithiviers et Beaune-la-Rolande. Pour la première fois, il y a majoritairement des enfants et leurs mères. Ainsi que des personnes âgées.

— Quelques jours avant les grandes rafles, des rumeurs avaient circulé dans Paris. Certains chefs de famille avaient pu s’enfuir. Seuls. Parce que personne n’avait anticipé que cette fois-ci, les femmes et les enfants seraient embarqués. Tu imagines la culpabilité de ces pères ? Comment vivre après ça ?

Le camps de Pithiviers n’a pas la capacité d’accueillir autant de monde d’un seul coup. Il n’y a plus de place dans les baraques, plus de lit nulle part, rien n’est prévu ni adapté à ce flot.

Les bus arrivent sans discontinuer. L’arrivée des familles à Pithiviers provoque une panique qui s’empare de tous, des prisonniers qui étaient là avant eux, des administrateurs du camp, des soignants et des policiers eux-mêmes. Le secrétariat général à la Santé avait pourtant envoyé une lettre au secrétaire général de la police, René Bousquet, pour avertir que les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande « ne sont pas aménagés pour recevoir un nombre trop important d’internés (…). Ils ne pourraient les héberger, même pour un temps relativement court, qu’au détriment des règles les plus élémentaires d’hygiène et au risque de voir se développer, surtout dans la saison chaude, des épidémies d’affection contagieuses. » Mais aucune mesure d’hygiène n’est prise. En revanche, le 23 juillet, le préfet du Loiret envoie sur place cinquante gendarmes supplémentaires.

L’administration pénitentiaire n’a rien prévu pour les enfants en bas âge. Il n’y a pas de nourriture appropriée, il n’y a pas de quoi les laver, ni les changer. Pas de médicaments adaptés. Dans la chaleur de ce mois de juillet, la situation des mères est effroyable, elles n’ont pas de langes, pas d’eau propre, les autorités n’ont pas pensé qu’il faudrait fournir du lait – ni des ustensiles pour faire bouillir l’eau. Un rapport d’inspection est envoyé à ce sujet au préfet. Qui n’en fera rien. Mais de nouveaux fils barbelés sont rapidement livrés, afin de doubler ceux existants. Les gendarmes ont eu peur que les petits enfants puissent s’échapper en se faufilant.

Au camp, le rapport d’un policier indique que « le contingent de juifs arrivé aujourd’hui se compose, pour 90 % au moins, de femmes et d’enfants. Tous les internés sont très fatigués et déprimés par leur séjour au Vélodrome d’Hiver, où ils ont été très mal installés et ont manqué de tout ». Quand Adélaïde Hautval prend connaissance de ce rapport, elle se dit que les termes « très fatigués » et « déprimés » sont de drôles d’euphémismes. Les familles arrivent du Vél’ d’Hiv dans un état de détresse absolue. Elles ont passé plusieurs jours entassées dans un stade, dormant par terre, sans sanitaires, dans des gradins ruisselants d’urine à l’odeur insoutenable. La chaleur était étouffante. L’air saturé de poussière, irrespirable. Les hommes sont sales, ils ont été traités comme du bétail, humiliés, battus par les policiers, les femmes aussi sont puantes de chaleur, celles qui ont eu leurs règles ont leurs habits ensanglantés, les enfants sont poussiéreux et dans un état d’épuisement inimaginable. Une femme s’est suicidée en se jetant depuis les gradins sur la foule. Sur les dix toilettes, la moitié a été condamnée, à cause des fenêtres qui donnaient sur la rue et pouvaient permettre aux gens de s’échapper. Il ne restait donc que cinq latrines pour près de huit mille personnes. Dès la première matinée, les cabinets débordèrent et il fallut s’asseoir sur les excréments. Comme on ne leur donnait ni nourriture ni eau, les pompiers ont fini par ouvrir les vannes d’incendie pour désaltérer les hommes, femmes et enfants qui mouraient littéralement de soif. Désobéissance civile.