Le 21 juillet, Adélaïde et Noémie assistent au déplacement des mères et enfants en bas âge, qui sont parqués dans les hangars qui servaient jusque-là d’ateliers, désormais réquisitionnés et transformés en dortoirs. On les fait s’allonger à même le sol, sur de la paille. Il n’y a pas assez de cuillères ni de gamelles pour tout le monde, alors on met la soupe dans de vieilles carcasses de conserve. Aux enfants, on distribue d’anciennes boîtes de biscuits secs de la Croix-Rouge. Elles leur servent à manger, mais aussi à recueillir les urines la nuit. Les enfants se blessent sur le fer qui leur incise la peau.
La situation sanitaire se dégrade et des épidémies se propagent. Jacques attrape la dysenterie. Il reste le plus souvent possible dans sa baraque, où on entre « comme dans des cages à lapins, paille, poussière, vermine, maladies, disputes, criailleries. Pas une minute d’isolement », écrit Adélaïde Hautval dans ses mémoires. Noémie de son côté aide à gérer les débordements à l’infirmerie. Le docteur Hautval ajoute : « À l’infirmerie nous sommes deux, No et moi. On y trouve toutes les maladies possibles : des dysenteries graves, des scarlatines, des diphtéries, coqueluches, rougeoles. » Les gendarmes réclament des bons d’essence pour leurs camions en gare de Pithiviers, ils demandent de nouvelles baraques pour entasser les nouveaux venus. Rien ne les a formés à ça.
— Que racontent-ils à leurs femmes, quand ils rentrent chez eux le soir ?
— L’histoire ne le dit pas.
Noémie impressionne le docteur non seulement par sa capacité de travail, mais aussi par sa sagesse. Elle dit souvent qu’il lui faudra elle-même passer par des épreuves terribles et faire preuve d’un grand courage. Elle le sent. « D’où lui vient cette connaissance ? » écrira le docteur Hautval dans ses mémoires. Le soir, dans la baraque, Noémie rédige son roman, jusqu’à ce que la nuit l’empêche absolument de voir.
Une Polonaise vient lui parler :
— Celle qui couchait là, à ta place. La femme avant toi. Écrivain aussi.
— Ah bon ? demande Noémie. Il y avait une femme écrivain ici ?
— Comment c’était son nom déjà ? demande la Polonaise à une autre femme.
— Je me souviens que de son prénom, répond-elle. Irène.
— Irène Némirovsky ? demande Noémie en fronçant les sourcils.
— Oui, c’est ça ! répond la jeune femme.
Irène Némirovsky n’est restée que deux jours au camp de Pithiviers, baraque no 9. Elle a été déportée avec le convoi no 6 du 17 juillet, soit quelques heures avant l’arrivée de Noémie.
Le 25 juillet, le docteur Hautval comprend, en passant dans les couloirs de l’administration, qu’un nouveau départ de convoi se prépare. Mille personnes vont être envoyées en Allemagne, afin de désengorger le camp. Elle a peur d’être séparée de Noémie. « No est une aide magnifique, écrit-elle. Elle regarde la vie en pleine face, attendant d’elle quelque chose de fort, de riche. Elle est prête à s’y jeter corps et âme, débordante de possibilités, sachant qu’elle sera appelée à être celle vers laquelle regarderont beaucoup de gens. » Adélaïde Hautval réfléchit à une solution pour garder « No » auprès d’elle. Elle en parle à l’un des administrateurs du camp.
— Ne m’enlevez pas cette aide-soignante. J’ai mis beaucoup de temps à la former. Elle est efficace.
— Très bien. Nous allons chercher une solution. Laissez-moi réfléchir.
La lettre que Noémie avait envoyée à ses parents arrive aux Forges ce même samedi 25 juillet. Ils sont rassurés. Ephraïm prend alors sa plume pour écrire une lettre au préfet de l’Eure. Il veut savoir ce que l’administration française compte faire de ses enfants. Combien de temps vont-ils rester au camp de Pithiviers ? Quelle sera ensuite la situation dans les semaines à venir ? Il joint à son courrier une enveloppe timbrée, pour obtenir une réponse.
— Un jour, aux archives de la préfecture de l’Eure, je suis tombée sur cette lettre d’Ephraïm. C’était bouleversant. J’ai tenu dans les mains l’enveloppe qu’il avait fournie, avec son timbre d’1,50 F à l’effigie du maréchal Pétain. Personne n’avait répondu.
— Je croyais que les archives de l’administration avaient été détruites après la guerre ?
— Pas vraiment, disons que l’État français a nettoyé ses administrations, notamment des dossiers compromettants. Mais trois départements n’ont pas obéi – dont, par chance pour nous, l’Eure. Tu n’imagines pas ce qui est encore là, dans les archives, comme un monde souterrain, un monde parallèle, encore vivant. Des braises sur lesquelles il suffit de souffler pour les raviver.
Les jours passent. Ils sont ponctués par les démarches d’Ephraïm et d’Emma à la mairie pour notifier leur présence. Que peuvent-ils faire d’autre, sinon attendre des nouvelles de leurs enfants ?
Pendant ce temps, le docteur Hautval et l’administrateur du camp de Pithiviers ont trouvé une solution pour que Noémie ne soit pas sur la liste du prochain départ de convoi. En ce mois de juillet 1942, certaines personnes sont encore épargnées par les départs à Auschwitz : les Juifs français, les Juifs mariés avec des Français, les Roumains, les Belges, les Turcs, les Hongrois, les Luxembourgeois et les Lituaniens.
— Votre aide-soignante appartient-elle à l’une de ces catégories ?
Adélaïde se souvient que Noémie est née à Riga. Elle sait que c’est en Lettonie, et non en Lituanie, mais elle tente sa chance. L’administrateur du camp ne fait pas la différence entre les deux.
— Trouvez-moi sa fiche d’entrée qui prouve sa nationalité lituanienne et je veillerai à ce qu’elle ne parte pas.
Hautval se précipite dans les bureaux de l’administration pour récupérer sa fiche d’entrée. Malheureusement, le lieu de naissance de Noémie n’y est pas mentionné.
— Essayez, propose l’administrateur du camp, de retrouver un acte de naissance. En attendant, j’indique que son cas n’est pas clair et que le départ est suspendu.
L’administrateur du camp rédige, ce mardi 28 juillet, une liste intitulée : « Camp de Pithiviers : personnes paraissant avoir été arrêtées par erreur ». Sur cette liste, il inscrit les noms de Jacques et Noémie Rabinovitch.
— Cette liste, tu l’as retrouvée, maman ?
Lélia fit oui de la tête. Je sentais que son émotion était trop profonde pour prononcer des paroles. J’essayai d’imaginer ce qu’elle avait pu ressentir en lisant ces mots : personnes paraissant avoir été arrêtées par erreur. Mais imaginer n’est parfois pas possible. Il faut alors simplement écouter l’écho du silence.