Adélaïde Hautval fait une demande spéciale à l’administration pour tenter de retrouver les papiers d’entrée en France de Jacques et Noémie. Elle ne croit pas au miracle, mais elle gagne du temps.
La nouvelle se répand dans le camp qu’un nouveau départ de convoi est imminent. Où vont ces trains ? Que vont devenir les enfants ? Un mouvement de panique gagne les internées. Certaines femmes hurlent qu’on les envoie à la mort. Elles propagent l’idée qu’ils finiront tous assassinés. Ces femmes considérées comme « folles » sont mises à l’écart pour ne pas contaminer le moral des autres. Le docteur Adélaïde Hautval écrit dans ses mémoires : « L’une d’elle clame : On nous mettra dans des trains, puis, après la frontière, ils feront sauter les wagons ! Ces paroles nous rendent songeurs. Se pourrait-il qu’elle voie juste, de cette clairvoyance illuminée que possèdent quelquefois les aliénés ? »
Le convoi no 13 se prépare à Pithiviers. Le docteur Hautval consulte la liste des noms dans les bureaux de l’administration. Elle n’en a pas le droit et prend des risques. Elle découvre que tout le groupe des prisonniers de Rouen fait partie du convoi. Dont Jacques et Noémie. Elle essaye une dernière fois de convaincre le chef de camp de retarder le départ des Rabinovitch.
— J’attends une vérification quant à leur possible nationalité lituanienne, dit-elle.
— Pas le temps d’attendre, répond le chef de camp.
Le docteur Hautval se met en colère.
— Je fais comment sans elle ? Nous sommes débordés à l’infirmerie ! Vous voulez que les épidémies se propagent davantage ? Cela va être une catastrophe, elles vont aussi toucher les surveillants, les policiers…
Elle sait que c’est la grande crainte de l’administration. Les travailleurs extérieurs ne veulent plus venir à cause des épidémies et il est de plus en plus difficile de trouver de la main-d’œuvre. Le chef de camp soupire.
— Je ne vous garantis rien.
Tous les prisonniers sont appelés dans la cour. La liste des 690 hommes, 359 femmes et 147 enfants, annoncée par les haut-parleurs, se termine.
Jacques et Noémie n’en font pas partie.
Les mères qui doivent s’avancer dans le convoi, laissant leurs enfants au camp, parfois des bébés, refusent de partir. Certaines se jettent la tête contre le sol. Une femme est mise nue par les gendarmes, passée sous une douche froide, et remise dans les rangs sans ses habits. Le commandant du camp demande au docteur Adélaïde Hautval de calmer toutes ces femmes qui rendent la situation ingérable – il sait que le docteur a de l’influence auprès des internées.
Adélaïde accepte de leur parler à condition qu’on lui donne des explications sur la façon dont le gouvernement français envisage de traiter les enfants. Le commandant du camp lui montre une lettre de la préfecture d’Orléans : « Les parents seront envoyés à l’avance pour préparer le camp. La plus grande sollicitude sera mise en œuvre pour que les conditions de vie pour ces enfants soient les meilleures possibles. » Rassurée par cette lettre qui donne des gages de bon traitement, le docteur Adélaïde promet aux mères que, bientôt, leurs enfants les rejoindront en bonne santé.
— Vous serez enfin tous réunis.
Jacques et Noémie voient leurs compagnons de Rouen sortir par la grande porte. À travers les barbelés, ils les regardent se mettre en rang dans un grand champ près du camp. Là, ils sont dépouillés de leurs objets de valeur, puis partent à pied rejoindre la gare de Pithiviers.
Au camp, les heures qui suivent les départs de convoi sont mutiques. Personne ne parle. Au milieu de la nuit, un cri déchire le silence. Un homme s’est ouvert les veines avec le verre de sa montre.
Chapitre 29
Noémie et le docteur Hautval doivent s’occuper des soins pour les petits en bas âge dont les mères sont parties lors du dernier convoi : « No et moi devons assurer les soins nocturnes. De tout côté on entend pipi et caca. » Ils parlent entre eux la langue des enfants du camp, que les adultes ne comprennent pas. Beaucoup sont malades, fièvre, otites, rougeoles, scarlatines, toutes les maladies enfantines. Certains enfants ont des poux jusque dans les cils. Les plus âgés vagabondent dans le camp, en bande, ils observent en haut des latrines les objets qui y ont été jetés au dernier moment par ceux qui devaient partir, ne voulant pas laisser aux gendarmes leurs précieux souvenirs. Et les enfants regardent, fascinés, ces objets qui brillent dans la merde, dans les trous, au fond des feuillées.
Dès le lendemain, le 1er août, le docteur Adélaïde Hautval apprend qu’un nouveau convoi se prépare. Elle est chargée par le commandant du camp, qui travaille pour le compte de la police judiciaire, de préparer la séparation des mères et de leurs petits.
— Dites-leur qu’une fois là-bas, les enfants iront à l’école.
Ces femmes refusent de laisser leurs enfants et deviennent folles, elles s’en prennent aux gardes, bravant les coups. Certaines sont frappées jusqu’à perdre connaissance, pour lâcher leurs enfants.
Noémie est chargée de coudre le nom, le prénom et l’âge des enfants, sur de petits cordons blancs.
— C’est pour faciliter les transferts, dit-on aux mères qui vont partir. Que vous puissiez retrouver vos enfants quand ils vous rejoindront.
Mais les enfants n’y comprennent rien. À peine posés, ils arrachent leurs cordons ou se les échangent quelques minutes plus tard.
— Comment va-t-on retrouver nos enfants !
— Ils ne connaissent pas leur nom de famille !
— Comment allez-vous faire pour nous les envoyer ?
Les petits enfants errent, sales, déboussolés, la morve au nez et le regard vide. Des gendarmes s’amusent avec eux comme avec de petits animaux. À la tondeuse, ils dessinent des formes sur leurs crânes, leur font des coiffures ridicules, ajoutant l’humiliation à la misère. C’est leur jeu, leur divertissement.
Dans les hangars, on reconnaît les petits déjà séparés de leurs mères depuis le dernier départ parce qu’ils ont arrêté de pleurer. Certains ne bougent plus, à moitié engourdis dans la paille. D’une docilité surprenante, ils sont comme des poupées molles, perdus, dans un état de saleté indescriptible. Autour d’eux une nuée d’insectes tourne et vrombit, comme s’ils attendaient d’un moment à l’autre que la chair vivante devienne cadavre. Le spectacle est insoutenable.
Les petits ne répondent pas à l’appel des noms. Ils sont trop petits. Les gendarmes s’énervent. Un garçon s’approche et demande tout doucement s’il peut jouer avec le sifflet du monsieur. L’homme ne sait pas quoi répondre, il se tourne vers son supérieur.
Le lendemain matin, le docteur découvre sur les listes que Noémie et son frère sont appelés pour le départ du prochain convoi. Il faut de nouveau les sauver.
Adélaïde compte sur le commandant allemand. C’est son dernier recours. Il vient sur place les jours de départ pour superviser l’organisation du convoi. Il a autorité sur les Français.
Dès qu’il arrive, le docteur Hautval explique au commandant la perte regrettable que le départ de son aide-soignante représenterait pour l’organisation du camp.
— Et pourquoi ?
— Parce qu’elle n’a pas d’enfant.
— Je ne vois pas le rapport.
— Allez faire un tour dans le hangar et vous comprendrez qu’aucune mère ne pourrait supporter d’y travailler. J’ai besoin de quelqu’un qui puisse garder son calme.
— Einverstanden, répond le commandant allemand. Je vais la faire rayer de la liste.