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Ce jour-là, le 2 août 1942, il fait très chaud. Ce convoi prévoit le départ de 52 hommes, 982 femmes et 108 enfants. Les mères déportées sans leurs enfants se mettent à pousser des hurlements qui s’entendent jusque dans le village de Pithiviers. Des écoliers témoigneront, des décennies plus tard, avoir entendu les cris des femmes pendant qu’ils jouaient dans leur cour de récréation. Au milieu de ce chaos, les noms de Jacques et Noémie sont crachés par les haut-parleurs. Le docteur Hautvaul est furieuse, elle trouve le commandant allemand, qui la rassure :

— Je n’oublie pas ma promesse, lui dit-il, elle ne partira pas. Elle va simplement subir la fouille comme les autres, mais ensuite je la ferai revenir.

Les femmes sont regroupées en rangs pour être envoyées dans le champ extérieur au camp – les petits enfants s’agrippent à tout ce qu’ils peuvent, se traînent par terre, les gendarmes les assomment en leur mettant de grands coups de pied. Un survivant se souviendra tout de même avoir vu un gendarme pleurer en voyant des minuscules mains se frayer un chemin entre les barbelés.

Les haut-parleurs répètent que :

— Les enfants et les parents seront réunis plus tard.

Mais les mères n’y croient pas, les femmes forment un essaim qui tourbillonne dans tous les sens. Les gendarmes français sont dépassés. La foule gonfle et se presse vers la grande porte d’entrée, on pousse, on pousse, la porte est sur le point d’être forcée. Mais soudain elle s’ouvre en grand et un camion allemand s’arrête devant la foule. À l’intérieur, chaque soldat est armé d’une mitraillette, qu’il braque sur les femmes. Un responsable est chargé d’expliquer dans le haut-parleur que chacun doit rentrer dans sa baraque pour éviter un bain de sang. Sauf les appelés, qui ont ordre de se mettre en rang dans le calme.

Noémie et Jacques marchent vers le champ où les fouilles sont organisées. Ils sont disposés en ligne. Chacun doit poser sur une table ses bijoux ainsi que tout l’argent qu’il possède. Lorsque les femmes ne vont pas assez vite, on arrache les boucles directement sur leurs oreilles. Elles subissent ensuite une fouille gynécologique et anale afin de vérifier qu’elles ne cachent pas de l’argent dans leurs entrailles. Les heures passent et « le soleil tape dur sur le pré qui n’offre aucun abri », écrit le docteur Hautvaul qui s’inquiète de ne pas voir revenir Noémie. Elle finit par trouver le commandant :

— Vous m’avez promis, cela fait des heures qu’ils sont partis.

— J’y vais, dit-il.

Noémie, depuis sa place, observe l’arrivée du commandant allemand. Il parle avec les chefs français. Puis pointe l’index en sa direction. Noémie comprend que les hommes parlent d’elle, qu’Adélaïde a réussi à intervenir en sa faveur. Le commandant allemand avance entre les rangs et se dirige vers elle. Le cœur de Noémie s’accélère.

— C’est toi l’aide-soignante ?

— Oui, répond-elle.

— Bon, tu viens avec moi, dit-il.

Noémie le suit à travers les rangs. Puis s’arrête. Elle cherche au loin la silhouette de Jacques.

— Et mon frère ? demande-t-elle au commandant. Il faut aller le chercher lui aussi.

— Il ne travaille pas à l’infirmerie à ce que je sache. Avance.

Noémie explique que ce n’est pas possible, qu’elle ne peut pas se séparer de son frère. Agacé, le commandant fait signe aux gendarmes que finalement la jeune fille reste dans son rang. Le convoi peut à présent partir pour la gare. Coup de sifflet. Il faut se mettre en marche. Au milieu du champ, brisant le silence, une voix d’homme s’élève dans le ciel :

— Frendz, mir zenen toyt ! Mes amis, nous sommes tous morts.

Chapitre 30

Il est 19 heures. Le convoi no 14, qu’on appellera le convoi des mères, marche en direction de la gare. Adélaïde Hautval tente d’apercevoir Noémie à travers la foule qui défile devant les barbelés, mais en vain.

À la gare de Pithiviers, le frère et la sœur découvrent le train qui les attend, un train de marchandises dont les wagons sont conçus à l’origine pour recevoir huit chevaux. Les soldats comptent les hommes et les femmes qu’ils poussent à l’intérieur, jusqu’à quatre-vingts personnes par wagon. Une femme se débat et refuse de monter. Elle est frappée et se retrouve avec la mâchoire cassée.

Puis on explique aux prisonniers :

— Si l’un d’entre vous tente de s’évader pendant le voyage, tout son wagon sera exécuté.

Le train reste à quai. Les mille passent une nuit entière à attendre, immobiles, serrés dans leurs wagons. Ne sachant rien de ce qui va leur arriver. Les plus chanceux sont ceux qui se trouvent près de la lucarne grillagée – et peuvent un peu respirer. Jacques a envie de vomir à cause de l’odeur, et sa dysenterie l’a affaibli. Au petit matin, il entend le signal du départ. Tandis que le train se met lentement en marche, une voix d’homme s’élève au-dessus des wagons.

— Yit-gadal ve-yit-kadash shemay rabba, Be-al-ma dee vra chi-roo-tay ve-yam-lich mal-choo-tay…

Ce sont les premiers mots du kaddish derabbanan, la prière des morts. En colère, une mère hurle en mettant sa main sur les oreilles de sa fille :

— Shtil im ! Mais faites-le taire !

Pour se donner du courage, les jeunes imaginent les travaux qu’ils vont faire en Allemagne.

— Toi tu es docteur, tu pourras travailler dans un hôpital, dit une petite fille à Noémie.

— Mais je ne suis pas docteur, répond l’adolescente.

— Taisez-vous ! disent les adultes. Économisez votre salive.

Ils ont raison. La chaleur de ce mois d’août devient étouffante. Les prisonniers, entassés les uns sur les autres, n’ont pas d’eau. Lorsque les mains sortent des wagons, réclamant de quoi boire, les gendarmes les frappent du bout de leurs crosses et les doigts se brisent sur les parois.

Jacques s’allonge par terre pour coller son visage contre le sol et respirer un peu d’air entre les lattes du plancher. Noémie se met au-dessus de lui pour empêcher les autres de le piétiner. Aux heures où le soleil tape le plus fort, certains se déshabillent, hommes et femmes restent en sous-vêtements, à demi nus.

— On dirait des animaux, dit Jacques.

— Tu ne dois pas dire ça, répond Noémie.

Le voyage dure trois jours et il faut faire ses besoins devant tout le monde dans une tinette. Lorsque la tinette est pleine, il ne reste que le coin, avec un tas de paille. Ceux qui rêvent de se jeter dehors ne le font pas, pour ne pas prendre le risque de faire tuer tous les autres. Pour tenir, Noémie pense à son roman qu’elle a laissé dans sa chambre, son début de roman, elle le réécrit dans sa tête et imagine la suite.

Au bout de trois jours, le train, qui n’avait jamais sifflé dans aucune des cinquante-trois gares traversées, se met à émettre un son strident. Il freine brusquement. Les portes des wagons sont ouvertes avec fracas. Jacques et Noémie sont aveuglés par des lumières de projecteurs, beaucoup plus puissants qu’à Pithiviers. Ils ne voient pas, ne comprennent pas où ils se trouvent, ils entendent les aboiements des chiens qui se jettent en avant pour les mordre. Aux chiens s’ajoutent les hurlements des gardes qui crient leur colère, alle runter, raus et schnell, pour faire sortir les mille personnes du train. Les gardes matraquent les malades couchés sur le sol des wagons, il faut réveiller ceux qui sont évanouis et faire évacuer les morts. Noémie reçoit un coup sur le visage qui fait enfler sa lèvre. La violence du coup lui ôte tous ses repères, elle ne comprend plus dans quel sens elle doit avancer et lâche la main de Jacques. Puis elle le retrouve, qui court devant elle, sur la rampe. Pendant qu’elle court elle aussi pour le rattraper, sous les ordres allemands, elle sent une épouvantable odeur qui l’envahit soudain, une odeur qu’elle n’a jamais sentie de sa vie, un fond nauséabond, une odeur de corne et de graisse brûlées.