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— Dites que vous avez 18 ans, entend Jacques dans la précipitation sans savoir d’où vient cette phrase.

C’est un de ces cadavres vivants, en pyjama rayé, qui lui a chuchoté ce conseil. Longilignes, la peau sur les os, ces êtres semblent entièrement vidés de leur sang. Sur la tête, ils portent l’étrange casquette ronde des malfaiteurs. Leurs regards sont figés, comme s’ils contemplaient avec effroi une chose invisible qu’eux seuls peuvent voir. Schnell, schnell, schnell, vite, vite, vite, les gardes leur ordonnent de retirer la paille souillée des wagons.

Quand tout le monde est sur la rampe, les malades, les femmes enceintes et les enfants sont mis d’un côté. Ceux qui sont fatigués peuvent se joindre à eux. Des camions arrivent pour les emmener directement à l’infirmerie.

Mais soudain tout s’arrête. Hurlements, aboiements de chiens, coups de matraque.

— Il manque un enfant !

Les mitraillettes se braquent. Les mains se lèvent. Affolement.

— Si un enfant s’est échappé, on fusille tous les autres.

Les armes brillent dans la lumière des projecteurs. Il faut retrouver le petit qui manque. Les mères tremblent. Les secondes passent.

— C’est bon ! crie un homme en uniforme qui passe devant eux.

L’homme tient dans la main le petit cadavre d’un enfant, pas plus grand qu’un chat écrasé, retrouvé sous la paille d’un wagon. Les mitraillettes s’abaissent. Le mouvement reprend. Le tri des hommes et des femmes commence.

— Je suis fatigué, dit Jacques à Noémie. Je veux aller dans les camions pour l’infirmerie.

— Non, on reste ensemble.

Jacques hésite mais il finit par suivre les autres.

— On se retrouvera là-bas, dit-il en s’éloignant.

Noémie le regarde, impuissante, disparaître à l’arrière du camion. De nouveau elle se prend un coup sur la tête. Pas le temps de s’arrêter. Il faut se mettre en colonne pour marcher en direction du bâtiment principal. C’est un rectangle en brique, long peut-être d’un kilomètre. Au milieu, une tour avec un toit en triangle, c’est la porte pour rentrer à l’intérieur du camp. On dirait la bouche grande ouverte de l’enfer, surmontée de miradors, comme deux yeux haineux. Un groupe de SS interroge succinctement les nouveaux détenus. Deux groupes sont formés, d’un côté les aptes au travail, de l’autre, les jugés inaptes. Noémie fait partie des sélectionnés pour le travail. (À l’été 1942, les tatouages sur l’avant-bras gauche ne sont pas encore pratiqués. Seuls les prisonniers soviétiques se font marquer avec une plaque composée d’aiguilles formant des chiffres, appliquée sur la poitrine. Les schreiber – détenus chargés de tatouer chiffre à chiffre les nouveaux arrivants – commenceront en 1943, pour permettre aux nazis de rationaliser la gestion des morts en simplifiant leur identification.)

Un officier supérieur s’adresse à tous les arrivants. Son costume est rutilant, tout y brille, du cuir de ses chaussures aux boutons de sa veste. Il fait le salut nazi, puis annonce :

— Vous êtes ici dans le camp modèle du Troisième Reich. Nous y faisons travailler les parasites qui ont toujours vécu à la charge des autres. Vous allez enfin apprendre à vous rendre utiles. Soyez satisfaits de contribuer à l’effort de guerre du Reich.

Noémie est ensuite envoyée vers la gauche, au camp des femmes, où elle passe par le centre de désinfection, dit « le sauna ». Toutes les femmes y sont déshabillées puis assises sur des gradins, les unes à côté des autres. Elles doivent attendre toutes nues, chacune leur tour, d’être entièrement rasées – crâne, poils pubiens – puis douchées. Seules quelques jeunes filles échappent à la tonte, celles qui seront envoyées au bordel du camp.

Au passage de la tondeuse, les longs cheveux de Noémie, ses cheveux qui faisaient sa fierté, qu’elle remontait en couronne sur le haut de sa tête, tombent sur le sol. Ils se mêlent aux cheveux des autres femmes, formant un immense tapis chatoyant. Ces cheveux servirent, selon la circulaire Glücks de ce 6 août 1942, à fabriquer des pantoufles pour les équipages des sous-marins. Et des bas en feutre pour les membres de la compagnie des trains.

Les vêtements des arrivants sont rassemblés dans des baraques appelées « Canada », où ils sont triés, ainsi que les objets qui peuvent avoir de la valeur. Les mouchoirs, peignes, blaireaux et valises sont envoyés à l’Office chargé de la diffusion du germanisme. Les montres vont à l’Office central d’administration économique des SS à Oranienburg. Les lunettes au service sanitaire. Dans les camps, tout ce qui peut être rentabilisé est récupéré et recyclé. Les corps sont eux-mêmes exploités. Les cendres humaines, riches en phosphates, sont déversées comme engrais sur les sols des marais asséchés. Les dents en or fournissent chaque jour, après la fonte, plusieurs kilos d’or pur. Une fonderie est installée près du camp, d’où les lingots sortent pour rejoindre les coffres-forts secrets de la SS à Berlin.

Noémie reçoit une écuelle et une cuillère avant d’être conduite dans sa baraque. Elle découvre le camp, vingt fois plus grand que celui de Pithiviers. Il faut beaucoup marcher, sans cesse sous la surveillance des gardes armés, sous les cris des hommes et les aboiements des chiens. Il lui semble entendre les violons d’un orchestre, elle se dit que c’est impossible, et pourtant elle aperçoit des musiciens juifs sur une estrade, ils accompagnent en musique les activités du camp. Pour s’amuser, les gardes ont déguisé ces hommes avec des robes. Le chef d’orchestre porte une tenue blanche de mariée.

Dans les baraques, toutes les femmes ont le crâne tondu, certaines saignent à cause du rasoir. Noémie retrouve des châlits, comme à Pithiviers, sauf qu’il faut partager sa couche avec cinq ou six filles. Il n’y a pas de paille et elles dorment à même les planches.

Noémie demande à une prisonnière où elle se trouve. Auschwitz. Noémie n’a jamais entendu ce nom. Elle ne sait pas où cela se situe sur une carte. Elle explique aux autres filles que son frère est parti dans le camion des malades, elle voudrait savoir comment le retrouver. Une prisonnière attrape Noémie par l’épaule, l’entraîne à l’entrée de la baraque et pointe son doigt vers les cheminées, d’où s’échappe une épaisse fumée bourrée de cendre grise, une fumée huileuse et noire. Noémie pense que c’est la direction de l’infirmerie, et espère y retrouver son frère le lendemain.

Le camion de Jacques traverse le camp, vers une petite forêt de bouleaux. Dans ce bois, il y a des baraquements, où, lui dit-on, il va pouvoir se laver. À l’arrivée, quelqu’un l’interroge sur ses études. Les adultes doivent indiquer leur métier. Il s’agit encore de faire croire aux prisonniers qu’ils vont travailler.

Jacques ne ment pas sur sa date de naissance, il ne fait pas croire qu’il a 18 ans, comme on le lui a conseillé. Il n’a pas osé, par peur des représailles. On le dirige ensuite vers un escalier souterrain qui mène à une salle de déshabillage. À partir de là, une très longue queue se forme, comme un long serpent noir, car les premiers camions sont rejoints par ceux qui ont été jugés « inaptes » au travail.

Jacques apprend qu’il doit prendre une douche avec un produit spécial, pour être désinfecté, avant l’installation dans le camp. On lui tend une serviette et un morceau de savon. Les SS expliquent qu’après cette douche, ils auront le droit à un repas. Ils pourront même se reposer et dormir, avant leur journée de travail qui commencera le lendemain. Ces paroles donnent à Jacques un peu d’espoir. Il se dépêche, plus vite il passera la corvée de désinfection, plus vite il pourra enfin remplir son ventre vide. La faiblesse physique explique aussi la passivité des prisonniers.