Выбрать главу

Dans la salle de déshabillage, tout le long des murs, se trouvent des numéros. Jacques s’assoit sur une petite planche pour enlever ses habits. Il n’aime pas se mettre nu devant les hommes. Il n’aime pas qu’on regarde son sexe, il est gêné par le corps des autres. Un SS de garde, accompagné d’un prisonnier français chargé de la traduction, lui explique de retenir le numéro sous lequel il laisse ses affaires, afin de les retrouver facilement quand il sortira de la douche. Il lui demande aussi de lacer ses chaussures entre elles.

Tout doit être bien plié et bien rangé, pour faciliter le travail du tri quand les affaires arriveront au Canada.

Schnell, schnell, schnell. Jacques et les autres prisonniers sont bousculés pour maintenir les rythmes de cadence, mais aussi pour qu’ils n’aient pas le temps de réfléchir, pas le temps de réagir.

Les gardes SS les poussent avec leurs mitraillettes pour bourrer la salle de douche avec le plus de monde possible. Jacques reçoit un coup de crosse qui lui déboîte l’épaule. Une fois la pièce bondée, les gardes ferment les portes à clé. À l’extérieur, deux prisonniers du Sonderkommando soulèvent une trappe afin d’introduire du gaz dans la pièce, du Zyklon B, un gaz à base d’acide cyanhydrique qui agit en quelques minutes. Les prisonniers regardent alors en direction des pommeaux qui se trouvent au plafond. Très vite ils comprennent.

Je vois le visage de Jacques, sa tête brune d’enfant, posée contre le sol de la chambre à gaz.

Je pose mes mains sur ses yeux grands ouverts pour les fermer dans cette page.

Noémie meurt du typhus quelques semaines après son arrivée à Auschwitz. Comme Irène Némirovsky. L’histoire ne dit pas si elles se sont rencontrées.

Chapitre 31

À la fin du mois d’août, Ephraïm et Emma Rabinovitch reçoivent une visite de Joseph Debord. À son retour de vacances, il a appris que les enfants Rabinovitch avaient été arrêtés au début de l’été.

— Je peux vous aider à rejoindre l’Espagne, leur dit-il.

— Nous préférons attendre le retour de nos enfants, répond Ephraïm, en raccompagnant le mari de l’institutrice à la porte de chez lui.

Ephraïm rentre dans sa maison. Il met la table, pose les couverts des enfants. Comme tous les jours depuis leur arrestation.

Le jeudi 8 octobre 1942 à seize heures, les Rabinovitch entendent des coups forts, frappés à la porte d’entrée. Ils attendent ce moment depuis longtemps. Ils ouvrent calmement aux deux gendarmes français qui sont venus les chercher. Une nouvelle opération générale contre les Juifs apatrides a été lancée.

— J’ai le nom des deux gendarmes, me dit Lélia. Tu veux les connaître ?

J’ai réfléchi, et j’ai répondu à ma mère que je ne préférais pas.

Emma et Ephraïm sont prêts, ils ont préparé leurs valises, ils ont mis la maison en ordre, ils ont posé des draps sur les meubles pour les protéger de la poussière. Emma a pris soin de classer les papiers de Noémie. Elle a rangé dans un tiroir les carnets de sa fille. « CARNETS NOÉMIE », a-t-elle écrit sur l’enveloppe.

Les Rabinovitch se laissent faire, ils sentent, ils savent, qu’ils vont rejoindre leurs enfants. Ils se rendent aux gendarmes, véritablement, ils se rendent.

Ephraïm porte un élégant feutre gris sur la tête. Emma son tailleur bleu marine, confortable, un manteau avec un col de fourrure, une paire de chaussures rouges aux talons pas trop hauts pour pouvoir marcher facilement. Son sac à main contient un crayon, un porte-mine, un couteau de poche, une lime à ongles, des gants noirs, un porte-monnaie et une carte d’alimentation. Et tout leur argent.

Ils ont une valise pour deux, presque rien, mais quelques objets qui feront plaisir aux enfants, quand ils les retrouveront. Emma a pris pour Jacques son jeu d’osselets et pour Noémie un carnet neuf avec du beau papier. Ils seront contents. Ephraïm et Emma franchissent le pas de la porte de la maison des Forges entre les deux gendarmes.

Ils ne se retournent pas.

La voiture les emmène à la gendarmerie de Conches où ils seront incarcérés deux jours avant d’être transférés à Gaillon, petite ville de l’Eure. Le lieu d’internement administratif est un château Renaissance, à flanc de colline et dominant la ville. Il a été transformé en prison sous Napoléon. Depuis septembre 1941, il est réservé aux communistes, aux droit-commun et aux personnes se livrant « au trafic illicite de denrées alimentaires », c’est-à-dire le marché noir. Quelques Juifs y passent en transit avant d’être transférés à Drancy.

Les formalités d’écrou se font dans les bureaux de la gendarmerie, Ephraïm a la fiche 165 et Emma la 166. Ils sont respectivement en possession de 3 390 francs et de 3 650 francs.

Sur sa fiche, il est noté qu’Ephraïm a les yeux « bleu ardoise ».

Quelques jours plus tard, Ephraïm et Emma partent de Gaillon. Ils débarquent au camp de Drancy le 16 octobre 1942. Où on leur prend tout leur argent. Ce jour-là, la fouille des nouveaux entrants rapporte 141 880 francs à la Caisse des dépôts et consignations.

À Drancy, l’organisation du camp est différente de celle de Pithiviers. Les internés sont organisés non pas en baraques mais en escaliers. La vie est rythmée par des coups de sifflet qu’il faut savoir reconnaître. 3 longs, 3 courts : appels des chefs d’escalier pour une petite arrivée d’internés. 3 fois 3 longs, 3 courts : appels des chefs d’escalier pour une grande arrivée d’internés. 3 longs : fermeture des fenêtres. 2 longs : corvées d’épluchures. 4 longs : corvée de pain et de légumes. 1 long : appel et fin d’appel. 2 longs, 2 brefs : corvées générales.

Le soir du 2 novembre, les appelés sont environ un millier. Parmi eux, Emma et Ephraïm. Ils sont rassemblés à l’intérieur d’un espace grillagé de la cour où débouchent les escaliers 1 à 4. Ces escaliers sont réservés aux départs imminents.

Les internés des « escaliers de départ » sont séparés du reste du camp et n’ont pas le droit de se mélanger aux autres. Emma atterrit dans l’escalier 2, chambre 7, 3e étage, porte 280. Avant le départ, une dernière fouille. Il fait froid, les femmes doivent se présenter sans chaussures ni sous-vêtements. Ce sont les dernières consignes, pour réduire le stockage à l’arrivée.

Puis Ephraïm et Emma sont embarqués dans des cars pour la gare du Bourget. Comme leurs enfants, ils passent une nuit à attendre dans le train, avant le départ du convoi qui démarre le 4 novembre à 8 h 55.

Ephraïm ferme les yeux. Quelques images. Les mains de sa mère quand il était petit enfant, elles sentaient bon la pommade. La lumière dans les arbres autour de la datcha de ses parents. Lors d’un repas de famille, une robe blanche de sa cousine qui compressait ses seins comme deux colombes enfermées dans une cage de dentelles. Le verre brisé sous son pied le jour de son mariage. Le goût du caviar qui avait fait sa fortune. Sa joie de voir ses deux petites filles jouant dans les orangeraies de ses parents. Le rire de Nachman dans le jardin, avec son fils Jacques. Les moustaches de son frère Boris, concentré sur sa collection de papillons. Le brevet qu’il avait déposé au nom d’Eugène Rivoche et sur le chemin du retour, la sensation que sa vie allait enfin commencer.