— Je ne m’inquiète pas, j’ai déjà une fiancée qui m’attend là-bas, répond Emmanuel, pour faire rire toute la table.
— Mon pauvre fils, s’agace Nachman, tu auras une vie de porc. Stupide et brève.
— Je préfère mourir à Paris que dans le trou du cul du monde, papa !
— Ohhhh, répond Nachman en secouant sa main devant lui de façon menaçante, Yeder nar iz klug un komish far zikh : Chaque imbécile se croit intelligent. Je ne plaisante pas du tout. Allez. Si vous ne voulez pas me suivre, tentez l’Amérique, ce sera très bien aussi, ajoute-t-il en soupirant.
Des cow-boys et des Indiens. L’Amérique. Non merci, pensent les enfants Rabinovitch. Des paysages trop flous. Au moins la Palestine, ils savent à quoi cela ressemble puisque c’est écrit dans la Bible : un tas de cailloux.
— Regarde-moi ça, dit Nachman à sa femme. On dirait une bande de côtelettes avec des yeux ! Réfléchissez un peu ! En Europe, vous ne trouverez rien. Rien. Rien de bon. Tandis qu’en Amérique, en Palestine, vous aurez du travail facilement !
— Papa, tu t’inquiètes toujours pour rien. Le pire qui puisse t’arriver ici, c’est que ton tailleur devienne un socialiste !
Il est vrai qu’à observer Nachman et Esther, assis l’un à côté de l’autre, comme deux petits gâteaux dans la vitrine du pâtissier, il est difficile de les imaginer en fermiers d’un nouveau monde. Ils se tiennent droits, impeccablement apprêtés. Esther est encore coquette, malgré ses cheveux blancs, qu’elle porte en chignon bas. Elle ne boude ni les rangées de perles, ni les camées. Nachman porte toujours ses fameux costumes trois-pièces coupés chez les meilleurs couturiers français de Moscou. Sa barbe est blanche comme du coton et toute sa fantaisie s’exprime dans ses cravates à pois, qu’il assortit à ses mouchoirs de poche.
Exaspéré par ses enfants, Nachman se lève de table. La veine de son cou a tant gonflé qu’elle semble sur le point d’éclabousser la belle nappe d’Esther. Il faut qu’il aille s’allonger pour calmer son cœur qui s’emballe. Avant de fermer la porte de la salle à manger, Nachman demande à tout le monde de bien réfléchir, avant de conclure :
— Il faut que vous compreniez une chose : un jour, ils voudront tous nous voir disparaître.
Après ce départ théâtral, les conversations reprennent joyeusement autour de la table, jusque tard dans la nuit. Emma s’installe au piano, elle recule un peu le tabouret à cause de son ventre. La jeune femme est diplômée du prestigieux Conservatoire national de musique. Mais elle aurait voulu devenir physicienne. Mais elle n’a pas pu à cause du numerus clausus. Elle espère de tout son cœur que l’enfant qu’elle porte vivra dans un monde où il choisira ses études.
Bercé par les morceaux de musique que sa femme interprète au salon, Ephraïm parle politique avec ses frères et sœurs au coin du feu. Cette soirée est si agréable, la fratrie se soude, en se moquant gentiment du patriarche. Rabinovitch ne savent pas que ce sont les dernières heures qu’ils passent ensemble, tous réunis.
Chapitre 3
Le lendemain, Emma et Ephraïm quittent la datcha familiale, tout le monde se dit au revoir dans la bonne humeur, on promet de se revoir vite avant l’été.
Emma regarde le paysage défiler derrière la fenêtre de leur fiacre. Elle se demande si son beau-père n’a pas raison, peut-être serait-il plus prudent de partir s’installer en Palestine. Le nom de son mari figure sur une liste. La police peut venir l’arrêter chez lui à tout moment.
— Quelle liste ? Pourquoi Ephraïm est-il poursuivi ? Parce qu’il est juif ?
— Non, pas à ce moment-là. Je te l’ai dit, mon grand-père est un socialiste révolutionnaire. Or, après la révolution d’Octobre, les bolcheviques ont commencé à éliminer leurs anciens frères d’armes : les mencheviques et les socialistes révolutionnaires sont pourchassés.
De retour à Moscou, Ephraïm doit donc se cacher. Il trouve une planque, près de son appartement, afin de pouvoir rendre visite à sa femme, de temps en temps.
Ce soir-là, il veut se laver avant de repartir. Pour couvrir les bruits de l’eau sur la cuvette en zinc de la cuisine, Emma s’installe au piano, en appuyant fort sur les touches d’ivoire. Elle se méfie des voisins et des délations.
Soudain, on frappe à la porte. Les coups sont secs. Autoritaires. Emma se dirige vers l’entrée, la main sur son gros ventre.
— Qui est là ?
— Nous cherchons ton mari, Emma Rabinovitch.
Emma fait patienter les policiers dans le couloir, que son mari ait le temps de ranger toutes ses affaires et de s’installer dans une cachette qu’ils ont fabriquée, un faux fond d’armoire, derrière les couvertures et le linge de maison.
— Il n’est pas là.
— Laisse-nous entrer.
— Je prenais un bain, laissez-moi m’habiller.
— Fais venir ton mari, ordonnent les policiers qui commencent à s’agacer.
— Je n’ai aucune nouvelle de lui depuis plus d’un mois.
— Tu sais où il se cache ?
— Non, je n’en ai aucune idée.
— Nous allons défoncer la porte et fouiller la maison.
— Eh bien si vous le trouvez, donnez-lui de mes nouvelles !
Emma ouvre la porte et met son gros ventre bien en avant, sous le nez des policiers.
— Regardez comme il m’a abandonnée… dans cet état !
Les policiers entrent dans l’appartement. Emma s’aperçoit que la casquette d’Ephraïm traîne sur le gros fauteuil du salon. Alors elle feint un malaise. Elle sent la casquette s’écraser sous son poids. Son cœur bat très fort.
— Ta grand-mère Myriam n’est encore qu’un fœtus, mais elle vient d’éprouver physiquement ce que signifie avoir la peur au ventre. Les organes d’Emma se resserrent autour du fœtus.
À la fin de la perquisition, la jeune femme reste imperturbable :
— Je ne vous raccompagne pas, ou je crains bien de perdre les eaux ! dit-elle aux policiers, le front pâle. Vous seriez dans l’obligation de m’aider à accoucher.
Les policiers s’en vont en maudissant les bonnes femmes enceintes. Au bout de longues minutes de silence, Ephraïm sort de sa cachette et trouve sa femme allongée sur le tapis devant le feu, recroquevillée sur elle-même – son ventre est si douloureux qu’elle ne peut pas se relever. Ephraïm craint le pire. Il fait la promesse à Emma que, si l’enfant survit, ils partiront à Riga, en Lettonie.
— Pourquoi la Lettonie ?
— Parce qu’elle vient tout juste d’acquérir son indépendance. Et que, désormais, les Juifs peuvent s’y installer sans être soumis aux lois sur le commerce.
Chapitre 4
Ta grand-mère Myriam – Mirotchka de son surnom familial – naît à Moscou le 7 août 1919 selon l’Office des réfugiés qui établira ses papiers à Paris. Mais la date est incertaine en raison de la différence entre le calendrier grégorien et le calendrier julien. Ainsi Myriam ne connaîtra jamais le jour exact de sa naissance.
Elle vient au monde dans la douceur éclatante de Leto, qui signifie « l’été » en russe. Elle naît quasiment dans une valise, pendant que ses parents préparent leur grand départ pour Riga. Ephraïm a étudié la rentabilité du commerce du caviar et compte se lancer dans une affaire profitable. Pour s’établir en Lettonie, Ephraïm et Emma ont vendu tout ce qu’ils possèdent, les meubles, la vaisselle, les tapis. Sauf le samovar.