Выбрать главу

— Mais je ne connais pas de détective privé, dis-je en riant.

— Tu devrais aller voir Duluc Détective.

— Duluc Détective ? Comme dans les films de Truffaut !

— Oui, c’est ça.

— Elle n’existe plus cette agence, c’étaient les années 70…

— Mais si, Duluc Détective, je passe devant tous les matins pour me rendre à l’hôpital.

Je connaissais Georges depuis déjà quelques mois. Nous avions l’habitude de déjeuner ensemble près de l’hôpital où il est médecin. Et nous nous retrouvions parfois le samedi soir, quand je n’avais pas ma fille et qu’il n’avait pas ses enfants. J’adorais ces moments avec lui. Tous les deux séparés, nous avions envie de prendre notre temps et de profiter de ce début d’histoire. Nous n’étions pas pressés.

— Tu n’oublies pas le Seder ? C’est demain, m’a rappelé Georges à la fin du déjeuner.

Je n’avais pas oublié. C’était la première fois que nous allions officialiser notre relation. C’était aussi la première fois que j’allais fêter Pessah. Et cela me mettait mal à l’aise : j’avais dit à Georges que j’étais juive, mais je n’avais pas précisé que, pour autant, je n’étais jamais entrée dans une synagogue de ma vie.

Lors de notre premier dîner en tête à tête, je lui avais raconté l’histoire de ma famille. Les Rabinovitch partis de Russie en 1919. Et lui m’avait raconté ses parents, son père, né lui aussi en Russie, résistant chez les Francs-tireurs et partisans, main-d’œuvre immigrée. Nous avions parlé pendant des heures des destins croisés de nos familles. Nous avions lu les mêmes livres, nous avions regardé les mêmes documentaires. Cela nous donna la sensation que nous nous connaissions déjà.

Après ce dîner, il fit des recherches sur un site internet que mentionne Mendelsohn dans Les Disparus, où l’on trouve des documents généalogiques sur les familles ashkénazes du XIXe siècle. Georges apprit qu’en 1816, en Russie, un Tchertovski avait épousé une Rabinovitch.

— En effet, nos ancêtres s’aimaient déjà, m’avait-il téléphoné. Et ce sont eux qui ont organisé notre rencontre.

Aussi absurde que cela puisse paraître, je suis tombée amoureuse de Georges quand il a prononcé cette phrase-là.

En rentrant chez moi après le déjeuner, je me suis mise à mon bureau pour travailler, mais j’étais incapable de me concentrer. Je repensai encore et encore à la carte postale. Était-elle une réparation pour ceux qui avaient été privés de toute sépulture ? L’épitaphe d’un tombeau dont ce rectangle cartonné de 15 sur 17 centimètres était la plaque ? Ou au contraire, était-elle liée à une volonté de faire mal ? De faire peur ? Poème macabre d’un memento mori au rire sardonique. Mon intuition oscillait sans cesse entre deux chemins d’interprétation, entre la lumière et l’ombre, à l’image des deux statues qui trônent sur les couronnements de l’opéra Garnier. Sur la carte postale, l’Harmonie est éclairée tandis que la Poésie disparaît dans la nuit, comme deux esprits ailés que la lumière oppose. Alors, au lieu de travailler, j’ai tapé « Agence Duluc » dans le moteur de recherche de Google.

Maison fondée en 1913, enquête, recherche, filature Paris.

Le portrait officiel de M. Duluc est apparu sur l’écran de mon ordinateur, un petit monsieur brun au visage anguleux, aux sourcils dessinés comme les deux cornes d’un bélier. Sa moustache démesurément grande s’enroulait sur elle-même jusqu’aux narines, d’un noir si profond qu’on aurait dit un postiche en feutrine.

Présente à la même adresse depuis 1945, dans le 1er arrondissement de Paris, l’Agence Duluc s’est développée en diversifiant ses champs d’activités : enquêtes et recherches, pour le compte d’entreprises et de particuliers. L’agence est à votre disposition 24 h/24 7 j/7. Nos consultations sont gratuites. « Pour pouvoir décider, il faut savoir. »

La devise m’a laissée songeuse. J’ai tout de suite envoyé un mail avec mes coordonnées :

« Bonjour, je vous écris car j’ai besoin de vos services pour retrouver l’auteur d’une carte postale anonyme envoyée à ma famille en 2003. C’est très urgent et important pour moi. Merci de me répondre rapidement. »

Une minute plus tard, mon téléphone portable a sonné, avec un message du détective de l’agence. La publicité n’était donc pas mensongère. 24 h/24 7 j/7.

« Bonjour, je suis étonné de votre réaction 16 ans + tard ! Je suis actuellement sur mon trajet de retour à Paris et serai au bureau dans une heure. Cordialement, FF. »

Après avoir traversé le pont des Arts, j’ai aperçu au loin une enseigne en lettres capitales, vert fluo, qui m’était familière. Je l’avais vue plus d’une fois scintiller, tard le soir, en traversant la rue de Rivoli au niveau du Louvre. Certaines lettres ne s’allumaient plus. On lisait DUC DE CIVE. J’avais toujours pensé qu’il s’agissait d’un club de jazz démodé.

Devant la porte en bois, j’ai trouvé une plaque en laiton dorée, vissée juste au-dessus du digicode : « Enquêtes » et « 1er étage ».

La porte s’est ouverte automatiquement, j’ai suivi le couloir jusqu’à une salle d’attente. Il n’y avait personne, tout était silencieux. Le brevet original de M. Jean Duluc, le fondateur de l’agence, encadré au mur, confirma que je ne m’étais pas trompée d’endroit. La pièce était vide, à l’exception de quelques bibelots exposés dans une vitrine. Je me demandai si ces objets avaient une valeur sentimentale pour le détective privé ou s’il les avait achetés uniquement pour décorer sa salle d’attente. Ces objets étaient si incongrus qu’ils agissaient avec un pouvoir hypnotique. Le premier bibelot était une figurine en porcelaine représentant la jarre chinoise du Lotus bleu, dont jaillissaient Tintin et Milou. À côté, il y avait un robinet, en verre, sous lequel deux sculptures de poissons rouges s’embrassaient, ainsi que de nombreux aquariums miniatures. Autant la présence de Tintin parmi les objets exposés faisait sens dans cet endroit – le jeune Belge n’était pas détective privé mais, d’une certaine façon, ses enquêtes de reporter l’amenaient souvent à résoudre des énigmes –, autant la présence des aquariums me paraissait plus énigmatique.

J’ai attrapé sur la table basse le prospectus de l’agence.

« Pour pouvoir décider, il faut savoir. Mais rechercher l’information, apporter une information complète, fiable, utile, ne s’improvise pas. Il faut beaucoup d’expérience et de technique, de la rigueur et de l’intuition, des moyens matériels et humains. Et une totale garantie de confidentialité. »

La suite du livret expliquait que Jean Duluc était né le 16 juin 1881 à Mimizan, dans le département des Landes, avant d’obtenir vingt-neuf ans plus tard un brevet de détective délivré par la préfecture de police de Paris. Les nombreuses photographies reproduites nous apprenaient même qu’il mesurait 1,54 mètre, un petit homme pour son époque donc, mais à la moustache très longue, une extraordinaire moustache en forme de guidon, à la façon des brigades du Tigre, enroulée sur elle-même aux extrémités.

La porte de la salle d’attente s’est ouverte avant que je ne puisse lire la fin du texte.

— Suivez-moi, m’a dit le détective, essoufflé comme s’il revenait d’une course-poursuite infernale. Mon train a eu du retard, désolé.