Sympathique, trapu, âgé d’une soixantaine d’années, des cheveux gris parsemés, Franck Falque portait une grosse paire de lunettes en écaille, un pantalon à bretelles d’un velours marron plus ou moins assorti à sa veste, une chemise qui n’avait jamais dû rencontrer de fer à repasser et un visage rond de bon vivant. Je l’ai suivi dans son bureau, une pièce si étroite qu’on pouvait quasiment toucher les murs en écartant les bras. La fenêtre donnait sur la rue du Louvre et son agitation.
Juste en dessous se trouvait un immense aquarium éclairé par des néons bleus où nageaient une vingtaine de guppys, ces poissons d’eau douce originaires d’Amérique latine. Ils avaient tous des couleurs vives, bleutées ou jaunes, et leurs écailles bordées de noir me firent penser aux lunettes du détective. J’en ai déduit que Franck devait nourrir une passion pour ces poissons… d’où la présence des bibelots « aquatiques » de la salle d’attente.
Derrière le bureau, des dossiers entassés les uns sur les autres, comme des sandwichs éventrés, dégoulinaient.
— Alors, cette carte postale ? me dit-il avec un accent du Sud-Ouest, sans doute comme l’avait déjà, il y a plus d’un siècle, Jean Duluc qui avait vu le jour à Mimizan.
— Voilà, dis-je en m’asseyant en face de lui, je vous l’ai apportée.
J’ai sorti la carte postale de mon sac à main pour la lui donner.
— Donc c’est votre mère qui a reçu cette carte anonyme, c’est cela ?
— Tout à fait. En 2003.
Falque a pris le temps de la lire.
— Et qui sont ces gens, là, Ephraïm… Emma… Jacques et Noémie ?
— Ce sont les grands-parents de ma mère. Son oncle et sa tante.
— Bon… et c’est pas l’une des quatre personnes, qui a pu l’envoyer, la carte ? m’a-t-il demandé dans un soupir, comme le garagiste vous demande d’emblée si vous n’avez pas tout simplement oublié de mettre de l’huile.
— Non, ils sont tous morts en 1942.
— Tous ? a demandé le détective, déstabilisé.
— Oui. Tous les quatre. Morts à Auschwitz.
Falque m’a regardée avec une grimace. Je ne savais pas s’il compatissait ou s’il n’avait pas bien compris le sens de ma réponse.
— En camp d’extermination, ai-je précisé.
Mais Falque restait silencieux et les sourcils froncés.
— Tués par les nazis, ai-je ajouté, pour être sûre qu’on se soit bien compris lui et moi.
— Oh là là, m’a-t-il dit avec son accent du Sud-Ouest. Mais elle est horrible votre histoire ! Oh non, c’est vraiment terrible.
Sur ces mots, Falque a agité la carte postale dans un mouvement de va-et-vient, comme un éventail. Il ne devait pas avoir l’habitude d’entendre les mots « Auschwitz » et « camp d’extermination » dans son bureau. Alors il est resté silencieux un moment, estomaqué.
— Vous pensez que vous pourriez m’aider à trouver l’auteur ? ai-je répété pour relancer la conversation.
— Oh là là, a recommencé Falque, en agitant ma carte. Vous savez, avec ma femme, on fait les adultères, espionnage d’entreprise, les problèmes de voisinage… des trucs de la vie de tous les jours. Mais pas… ça !
— Vous n’enquêtez jamais sur des lettres anonymes ? ai-je demandé.
— Si, si, si, bien sûr, a répondu Falque en hochant énergiquement la tête, mais là… cela me semble trop compliqué.
Nous ne savions plus quoi dire, lui et moi. Falque a vu sur mon visage la déception.
— C’était en 2003 ! Vous auriez pu vous réveiller plus tôt ! Très honnêtement, madame, vous avez peu de chances de retrouver vivant l’auteur de cet envoi…
J’ai repris mon manteau, je l’ai remercié.
Franck Falque m’a fixée par-dessus ses grosses lunettes en écaille, il commençait à transpirer et j’ai bien senti qu’il n’avait qu’une seule envie, me voir déguerpir aussi vite que possible. Néanmoins, il a consenti à me donner quelques minutes supplémentaires.
— Bon, m’a-t-il dit en soupirant, je vais vous dire ce qui me passe par la tête… Pourquoi l’opéra Garnier ?
— Je ne sais pas justement. Vous auriez une idée ?
— Vous pensez qu’on a pu y cacher des membres de votre famille ?
— Honnêtement, je ne pense pas… cela aurait été très risqué.
— C’est-à-dire ?
— Pendant l’Occupation, l’opéra Garnier était le haut lieu de la mondanité allemande. Les façades de l’Opéra étaient entièrement recouvertes de croix gammées.
Franck s’est remis à réfléchir.
— Votre famille, elle habitait dans le coin ?
— Non. Pas du tout. Ils étaient dans le 14e, rue de l’Amiral-Mouchez.
— Peut-être que c’était un lieu de rendez-vous ? Ils étaient résistants ? Vous voyez… à une station de métro ou quelque chose comme ça.
— Oui. C’est possible. Un lieu de rendez-vous…
J’ai laissé ma phrase volontairement ouverte, pour que le détective déplie sa pensée.
— Il y avait des musiciens dans votre famille ? m’a-t-il demandé après quelques secondes de silence.
— Oui ! Emma, celle dont vous voyez le prénom, là, était pianiste.
— Vous pensez qu’elle a pu jouer à l’Opéra, faire partie d’un orchestre ?
— Non, elle était seulement professeure de piano. Elle ne donnait pas de concerts. Et puis vous savez, les Juifs n’avaient plus le droit de jouer à l’Opéra pendant la guerre. Les compositeurs étaient rayés du répertoire.
— Écoutez, a-t-il dit en regardant successivement les deux côtés de la carte postale, je ne sais pas quoi vous dire d’autre…
Falque considérait qu’il avait rempli sa tâche, il avait pris le temps de regarder ma carte et maintenant il avait envie que je parte. Mais j’ai insisté.
— Oui, m’a-t-il dit en soupirant, il y a bien une chose à laquelle je pense…
Puis Falque s’est essuyé le front en silence, je crois qu’il regrettait déjà de m’avoir avoué qu’il pensait à quelque chose.
— Vous savez, mon beau-père… était gendarme… il nous racontait toujours des histoires de gendarmes…
Falque s’est soudain arrêté de parler. Il a réfléchi à quelque chose de très lointain, il semblait perdu dans ses pensées.
— Cela devait être intéressant, ai-je dit pour le relancer.
— Non, détrompez-vous. Surtout qu’il radotait beaucoup, il racontait toujours les mêmes anecdotes, mais c’était parfois utile, vous allez comprendre pourquoi. Vous avez remarqué, le timbre ?
— Le timbre ? Oui. J’ai remarqué qu’il était collé à l’envers.
— Eh bien. C’est peut-être pas pour rien… a dit Falque en hochant la tête de haut en bas.
— Vous voulez dire que ce serait volontaire de la part de l’auteur ?
— Tout à fait.
— Comme un message ?
— Voilà. Comme un message.
Falque a regardé droit devant lui, j’ai senti qu’il allait me dire des choses déterminantes.
— Cela ne vous embête pas que je prenne des notes ?
— Non, non, allez-y, m’a-t-il dit en essuyant la buée de ses lunettes. Figurez-vous qu’autrefois, je vous parle de ça… au XIXe siècle… on payait le courrier deux fois. Une fois pour envoyer la lettre. Et une deuxième fois pour la recevoir. Vous comprenez ?
— Il fallait payer pour lire ? Je ne savais pas…
— Oui, au tout début de l’histoire de la Poste, c’était comme ça. Mais vous aviez le droit de refuser la lettre qu’on vous envoyait. Et on ne payait pas, à ce moment-là… Alors les gens ont imaginé un code, pour ne pas payer la deuxième fois. Suivant la façon dont le timbre était positionné sur l’enveloppe, cela voulait dire quelque chose de particulier, par exemple, si vous mettiez le timbre sur le côté, penché à droite, cela signifiait « maladie ». Vous voyez ?