J’ai fini par mettre la main sur ma robe bleu marine. Elle était devenue un peu trop serrée à la taille, mon bassin s’étant élargi avec la grossesse. Mais je n’avais plus le temps d’en trouver une autre. J’étais en retard. Chez Georges, tous les invités étaient déjà là.
— Enfin ! dit-il en attrapant mon manteau, j’ai cru que tu n’arriverais jamais. Anne, je te présente mon cousin William et sa femme Nicole. Leurs deux garçons sont dans la cuisine. Je te présente aussi François, mon meilleur ami – et sa femme, Lola. Mes fils malheureusement sont restés à Londres parce qu’ils sont en période d’examens. C’est triste, c’est le premier Seder que je vais passer sans eux. Je te présente aussi Nathalie, qui a écrit un livre que je vais t’offrir. Ah, fit-il en apercevant une femme qui apparut dans le salon, et voici Déborah !
Je ne l’avais jamais rencontrée mais je savais très bien qui était Déborah. Georges m’avait déjà à plusieurs reprises parlé d’elle.
Son regard me fit comprendre plusieurs choses. Que Déborah était une femme autoritaire et sûre d’elle. Et qu’elle n’était pas du tout contente de ma présence à ce dîner.
Déborah et Georges se connaissaient depuis l’internat. À l’époque Georges était très amoureux de Déborah mais ce n’était pas réciproque. Elle avait repoussé ses avances. Comment avait-il pu s’imaginer un instant qu’une fille comme elle pouvait s’intéresser à un garçon comme lui ?
— Je préfère qu’on reste amis, lui avait-elle dit.
Plus de trente ans s’étaient écoulés. Georges et Déborah avaient vécu leurs vies sans jamais se perdre de vue. Ils avaient travaillé dans les mêmes hôpitaux. Georges avait eu deux fils et un long divorce. Déborah avait eu une fille et une séparation rapide. Ils avaient continué à se fréquenter de loin, aux anniversaires des copains médecins, comme ça, sans vraiment se parler.
— On se connaît mal depuis longtemps, disait Déborah à propos de Georges.
— On s’est bien connus autrefois, disait Georges à propos de Déborah.
Jusqu’à ce que, trente ans plus tard, Déborah considère Georges à nouveau et qu’il devienne enfin intéressant à ses yeux.
Déborah avait pensé que Georges serait très heureux de retrouver son amour d’internat. Mais les choses ne se passèrent pas ainsi et Georges lui proposa :
— Déborah, j’aimerais vraiment qu’on soit amis.
Déborah en conclut que reconquérir l’amour de Georges serait moins facile qu’elle ne l’avait imaginé.
— Tant mieux, avait-elle songé.
Georges entretenait avec Déborah ce qu’il appelait une amitié, mais qui au fond était une sorte de revanche, car il était flatté. Cette fille qui l’avait fait tant souffrir, désormais lui faisait la cour.
Quand Déborah m’a vue arriver chez Georges, elle a d’abord été surprise. Georges lui avait parlé de moi, mais elle avait considéré que je n’étais pas une rivale sérieuse, étant donné que je n’étais pas médecin. Ma présence au dîner de Pessah lui fit revoir son jugement. Que Georges n’ait pas pris la peine de la prévenir, la blessa. Elle considéra qu’il l’avait humiliée.
— Commençons le dîner, dit Georges.
— Tu vas voir ce que tu vas voir, pensa Déborah.
Pendant que les hommes mettaient leurs kippas, Déborah fit une blague sur la différence entre un Pessah séfarade et un Pessah ashkénaze, que tout le monde trouva très drôle. Sauf moi, évidemment. Déborah souligna mon ignorance en s’excusant :
— Désolée, ce sont des blagues juives…
— Mais Anne est juive aussi, a dit Georges.
— Ah bon ? Je pensais que ton nom de famille était breton… a-t-elle répondu, circonspecte.
— Ma mère est juive, ai-je dit en rougissant.
Georges a commencé à dire la prière en hébreu, mon cœur s’est mis à battre, tout le monde suivait ses paroles en les ponctuant par un Amen qu’ils prononçaient O-meyn. Et cela m’a troublée, car je croyais que seuls les chrétiens disaient Amen. Je sentais Déborah observer chacun de mes gestes, tout cela ressemblait à un cauchemar.
Georges a demandé à l’un de ses neveux, qui préparait sa bar-mitsva, d’expliquer le plateau du Seder.
— Les symboles sont le maror, les herbes amères qui rappellent l’âpreté de l’esclavage en Égypte, la vie amère de nos ancêtres, en souvenir des souffrances endurées par les Hébreux captifs. La matza, symbole de la hâte avec laquelle les Hébreux ont recouvré leur liberté…
Pendant que le neveu récitait sa leçon, tout le monde s’est assis. En me baissant vers ma chaise, la couture de ma robe s’est déchirée sur le côté. Déborah n’a pas pu s’empêcher de sourire.
— Prenez vos Haggadahs, a dit Georges, j’ai retrouvé celles de mes parents. Il y en a une par personne, pour une fois.
J’ai pris le livre posé sur mon assiette, en essayant de cacher mon trouble, mais tout était écrit en hébreu.
Déborah s’est penchée vers moi, en parlant fort pour que tout le monde entende :
— Une Haggadah s’ouvre par la droite.
Je me suis mise à balbutier des excuses, maladroitement. De sa voix grave, Georges a commencé le récit de la sortie d’Égypte.
— « Cette année nous sommes esclaves… »
Le récit de la Haggadah rappelait à tous, autour de la table, les terribles épreuves subies par Moïse.
Je me laissais bercer par les réponses et par la beauté âpre du récit de la libération du peuple hébreu. Le vin de Pessah me donnait une ivresse forte, joyeuse, et la sensation que j’avais déjà vécu cette scène, que je connaissais déjà tous ces gestes que nous étions en train de faire. Tout m’était familier, passer de main en main les matsots, tremper les herbes amères dans l’eau salée, déposer du bout de mon doigt une goutte de vin dans mon assiette et mettre mon coude sur la table. Les plats en cuivre où étaient posés les mets symboliques de Pessah me semblaient eux aussi connus, comme si je les avais toujours eus sous les yeux. Les chants hébreux sonnaient avec familiarité à mon oreille. Le temps était comme aboli, j’ai ressenti un émerveillement, la chaleur d’une joie profonde qui venait de loin. La cérémonie me transportait dans un temps ancien, j’eus la sensation de sentir des mains se glisser dans les miennes. Les doigts de Nachman, râpés comme les racines d’un vieux chêne. Son visage s’est penché vers moi au-dessus des bougies pour me dire :
— Nous sommes tous les perles d’un même collier.
Ce fut la fin du Seder. Le dîner a commencé.
Volubile, à l’aise avec tous, Déborah s’octroyait la place de maîtresse de maison. Elle faisait des compliments à chacun, posait des questions à tout le monde. Sauf à moi, évidemment. J’étais cette parente éloignée qu’on invite, pour ne pas la laisser seule un soir de fête – mais à qui on n’a rien à dire.
Bavarde, belle et drôle, Déborah se mit à parler avec humour du dîner qu’elle avait préparé pour Georges, des poivrons qu’elle avait laissés brûler, de la recette du caviar d’aubergine qu’elle tenait de sa mère, de celle des poivrons marinés qu’elle tenait de son père – elle parlait, parlait, parlait et tout le monde l’écoutait.
— Et alors ? Ta mère, elle le prépare comment le Gefilte fish ? m’a demandé Déborah.