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Je n’ai rien répondu. J’ai fait comme si je n’avais pas entendu. Déborah s’est ensuite tournée vers Georges :

— Ce qui me frappe chaque année dans la Haggadah, c’est cette injonction si ancienne, que nous devons aller en Israël pour échapper aux persécutions. « Reconstruis Jérusalem la ville sainte rapidement de nos jours. » C’est écrit noir sur blanc. Depuis plus de cinq mille ans.

— Il paraît que tu songes à t’installer en Israël ? a demandé Georges à son cousin.

— Oui, figure-toi. Quand je lis les journaux, quand je vois ce qui se passe pour nous, ici, en France, je me dis que les gens ne veulent plus de nous.

— Tu exagères toujours, papa, a dit le fils de William. On n’est pas persécutés.

William a reculé sa chaise, stupéfait par la remarque de son fils.

— Tu veux qu’on fasse le décompte de tous les actes antisémites qui ont eu lieu depuis le début de l’année ? a-t-il demandé à son fils.

— Papa, il y a beaucoup plus d’agressions contre les Noirs ou contre les Arabes chaque année en France.

— Tu as vu qu’il est question de rééditer Mein Kampf ? Avec des « commentaires avisés ». Cynisme. C’est simplement un succès de librairie annoncé.

La femme de William a lancé un regard à son fils, signifiant que ce n’était pas la peine de répondre. Et François, le meilleur ami de Georges, a changé de sujet.

— Est-ce que tu pars si le Front national est élu ? a-t-il demandé à Georges.

— Non, moi je ne pars pas.

— Pourquoi ? Tu es fou ! a dit William.

— Parce que je vais résister. Et que la résistance s’organisera sur place.

— Je ne comprends pas ce raisonnement. Si tu as envie de te battre, pourquoi tu ne le fais pas maintenant, avant qu’il ne soit trop tard ? L’idée c’est quand même d’éviter que cela nous tombe dessus, a dit Lola, la femme du meilleur ami de Georges.

— Elle a raison. Nous sommes là, à attendre la catastrophe assis sur nos chaises…

— Pour toi, au fond, ce qui se joue, c’est la possibilité de revivre ce que ton père a vécu dans ses années de guerre et de résistance. Mais l’histoire ne se répète pas. Tu ne vas pas prendre le maquis !

— C’est vrai, a dit Georges, c’est un fantasme familial très fort.

— Voilà le problème, a dit le fils de William qui avait envie d’en découdre avec les vieux. C’est vos fantasmes. Vous vous dites qu’avec l’arrivée du Front national, vous allez pouvoir enfin vous battre, comme vos parents avec Mai 68 et comme vos grands-parents pendant la guerre. En fait vous avez hâte que l’extrême droite arrive pour que vous puissiez vous sentir vivants. Vous, les puissants de gauche. Vous attendez la catastrophe, pour qu’enfin il se passe quelque chose dans vos vies.

— Mon fils est devenu fou, pardonnez-le, a dit William.

— Non ! Non au contraire, c’est intéressant ce qu’il exprime, répondit François.

— La catastrophe… attends, modéra Lola. Même si le Front national est élu – ce que je ne crois pas d’ailleurs –, même si nous sommes précipités dans cet extrême-là, je ne vois pas en quoi, nous, les Juifs, allons souffrir de la situation ? Soyons réalistes. Je suis d’accord avec ton fils, William. Bien que je sois juive, je crois que ce sont les sans-papiers, les populations africaines, les immigrés, qui vont être mis en danger. Pardon de vous décevoir messieurs, mais ce n’est pas vous qu’on va arrêter dans la rue.

— Et pourquoi pas ? a demandé William.

— Mais tu sais bien que Lola a raison ! Toi, moi, il ne nous arrivera rien, ajouta Nicole, la femme de William. On ne va pas porter l’étoile jaune.

— Mais il y aura une autre forme de violence contre les Juifs…

— Vous êtes complètement à côté de la plaque. Ce sont les citoyens d’origines africaine et nord-africaine qui risquent, en cas de victoire du Front national. Bien plus que nous.

— Le problème c’est : êtes-vous prêts à vous battre pour d’autres que vous-mêmes ? Et si vous deveniez des Justes à votre tour ? Regardez les familles dans la rue et les enfants qui crèvent de faim sur des matelas. Cela ne vous rappelle rien ? Et si c’était à votre tour d’être généreux ? De prendre quelqu’un chez vous à dormir sur votre canapé ? Prendre des risques. Et si pour une fois vous n’étiez pas les victimes mais ceux qui peuvent aider ?

— Les Juifs avaient des ennemis en France. Alors que les migrants n’ont pas d’ennemis sur notre territoire.

— Et votre indifférence ? Ce n’est pas une forme de collaboration ?

— Oh oh oh. Calme-toi, et ne parle pas comme ça à ton père.

— Ce discours bien-pensant est simpliste, a répondu William. Et culpabilisant pour les Juifs. Nous vivons dans un pays où il y a encore beaucoup d’antisémitisme – la preuve ces jours-ci. Imagine-toi si soudain, avec l’arrivée du Front national, tu dois être confronté à la justice alors que le sommet de la pyramide d’État n’est pas de ton côté. Eh bien, pour moi, cela change la perception d’être juif dans ce pays – c’est sûr.

— Avec ces discours catastrophistes, tu te donnes bonne conscience de ne rien faire pour les autres.

— Vous ne pouvez pas comprendre ! s’est écrié William. Georges et moi, dans notre génération, avons subi beaucoup d’antisémitisme et ça marque, n’est-ce pas, Georges ?

Georges s’est mis à rire parce que William était devenu soudain très théâtral.

— Écoute, William, lui a-t-il répondu, je suis d’accord avec toi sur tout. Mais si je suis honnête, je n’ai jamais subi d’acte antisémite. Ni à l’école, ni dans mon travail.

William a posé ses bras sur son ventre. Il n’en revenait pas d’une telle idiotie prononcée par son cousin. En souriant, sûr de son effet, il a demandé à Georges :

— Ah bon, tu es vraiment sûr ?

— Oui, a confirmé Georges. J’en suis sûr.

— Tu veux dire que tu ne t’es jamais interrogé sur ce qui t’est arrivé, l’année de ta bar-mitsva ?

Soudain Georges a compris l’allusion de son cousin.

— Ok ok… a concédé Georges dans un geste de contrition qui montrait qu’il s’avouait vaincu. Je me trouvais à l’intérieur de la synagogue, le soir de l’attentat de la rue Copernic.

— Si c’est pas un acte antisémite ! a crié William en se levant.

Sa chaise est tombée en arrière, on aurait dit une pièce de théâtre que se jouaient les deux cousins.

— Oui, c’était le 3 octobre 1980, quelques mois après ma bar-mitsva, j’étais encore dans l’élan de ferveur du judaïsme. Une des rares périodes de ma vie où j’allais très régulièrement à la synagogue…

— Pardon de t’interrompre, a dit William, mais je voudrais préciser une chose à mon fils : la date avait été choisie pour célébrer la nuit du 3 octobre 1941, où six synagogues avaient été attaquées dans Paris ! Dont Copernic.

— C’était l’office du vendredi soir, la synagogue était pleine, j’étais en train de prier avec ma sœur. Une dizaine de minutes avant la fin de l’office, pendant le Adon 'olam asher… la bombe a explosé. On a entendu une déflagration. Les vitraux sont tombés sur quelques membres de la communauté. Le rabbin nous a rapidement fait sortir par-derrière. Avec ma sœur, nous avons vu des voitures en feu. Nous avons pris sur la gauche jusqu’à l’avenue Kléber où nous avons attrapé notre bus. En arrivant à la maison, on a retrouvé Irène, notre nounou, qui regardait les actualités régionales sur FR3. Ils venaient d’annoncer l’attentat. Elle a tout de suite réalisé que nous avions échappé à un immense danger.