— Et toi ?
— Moi sur le moment non. Mais, le soir dans mon lit, mes jambes se sont mises à trembler, sans que je puisse les maîtriser.
— Ensuite, ajouta William, tu te souviens, les déclarations antisémites de Raymond Barre.
— … oui, il était Premier ministre à l’époque… il a dit que cet attentat était d’autant plus choquant qu’il avait frappé « des Français innocents » qui se trouvaient dans la rue, par hasard, devant la synagogue.
— Il a dit « des Français innocents » ?
— Oui, oui ! Comme si dans son esprit, nous, les Juifs, n’étions ni tout à fait français ni vraiment innocents…
— Mais tu ne penses pas que cet attentat a laissé une trace en toi ?
— Non. Je ne pense pas.
— C’est du déni tout ça.
— Tu crois ?
— Oui, c’est du déni. De l’enfouissement. Et aussi le sentiment d’être protégé par l’assimilation.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Regarde-nous, autour de cette table, a dit François. Nous sommes tous des enfants ou des petits-enfants d’immigrés. Tous autant que nous sommes. Et est-ce que nous nous pensons comme tels ? Absolument pas. Nous nous pensons comme des bourgeois français, issus des classes moyennes qui ont réussi. Nous avons tous le sentiment d’être parfaitement assimilés. Nos noms ont tous des consonances étrangères, et pourtant nous connaissons les bons vins du terroir, nous avons lu la littérature classique, nous cuisinons la blanquette de veau… Mais réfléchissez bien et demandez-vous si ce sentiment d’être profondément ancrés ici ne ressemble pas à ce que ressentaient les Juifs français de 1942 ? Beaucoup avaient servi l’État pendant la Première Guerre. Et pourtant on les a envoyés dans les trains.
— Voilà. Tout cela c’est le même déni. De penser qu’il ne t’arrivera rien.
— Mais personne ne vous demande vos papiers quand vous prenez le métro. Arrêtez votre délire, a dit le fils de William.
— Ce n’est pas un « délire ». La France traverse une période de grande violence, économique et sociale. Si tu regardes l’histoire de la Russie de la fin du XIXe, de l’Allemagne des années 30, ces facteurs ont toujours provoqué des manifestations antijuives : depuis que le monde est monde. Dis-moi pourquoi ce serait différent aujourd’hui ?
— Écoute, la fille d’Anne a eu un problème à l’école. N’est-ce pas ? Raconte ce qui s’est passé.
Tous les regards se sont tournés vers moi. Je n’avais quasiment pas participé au débat depuis le début du repas. Et les amis de Georges étaient curieux de m’entendre – il leur avait beaucoup parlé de moi.
— Attendez, on ne sait pas encore ce qui s’est passé à l’école… ai-je commencé. Mais quelque chose l’a perturbée et… elle a demandé à ma mère si elle était juive…
— Tu veux dire que ta fille ne sait pas qu’elle est juive ? a demandé Déborah en me coupant la parole.
— Si mais pas vraiment… Je ne suis pas pratiquante. Alors c’est vrai que je ne me suis pas réveillée un matin en disant : « Tiens au fait, tu sais qu’on est juifs… »
— Vous ne faites pas les fêtes ?
— … Justement. Toutes ! Noël… et la galette des Rois… et Halloween… et les œufs de Pâques… tout cela j’imagine doit se mélanger dans sa tête.
— Bon, a dit Georges, explique-leur ce qui s’est passé.
— Ma fille a dit : « J’ai l’impression qu’à l’école, on n’aime pas trop les Juifs. »
— Quoi ?
— Mais quelle horreur !
— Que s’est-il passé pour qu’elle pense une chose pareille ?
— Je ne sais pas trop, en fait…
— Comment ça ?
— … Je ne lui ai pas demandé… pas encore.
Mon cœur s’est serré. Je passais pour une mère indigne et une femme inconséquente, devant tous les amis de Georges que je rencontrais pour la première fois.
— Je n’ai pas eu vraiment le temps d’en reparler avec elle, ai-je ajouté… cela s’est passé il y a seulement quelques jours.
Celui qui ne disait rien, c’était Georges, mais je voyais bien qu’il ne trouvait pas comment me venir en aide.
La tension devint palpable, ses amis, ses cousins semblaient avoir changé de visage. Tout le monde m’a regardée avec méfiance.
— Je n’ai pas envie d’en faire un drame, ai-je ajouté pour me défendre. Je ne veux pas entretenir le communautarisme. Et puis si on commence à prendre au sérieux les insultes des cours d’école…
J’ai senti que mes arguments avaient agi. Les amis de Georges ne cherchaient qu’à être d’accord de toute façon, ils allaient embrayer sur autre chose, d’ailleurs c’était l’heure de passer au salon. Georges a proposé que tout le monde se lève. Déborah me lança alors à la volée :
— Si tu étais vraiment juive, tu ne prendrais pas cela à la légère.
Sa phrase avait rasé les visages de chacun avant de m’atteindre. Tout le monde fut surpris de la violence de sa remarque.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? a demandé Georges. Elle t’a dit que sa mère est juive. Sa grand-mère est juive. Sa famille est morte à Auschwitz. Tu veux quoi en plus ? Il te faut un certificat médical ?
Mais Déborah ne s’est pas démontée.
— Ah oui. Tu parles du judaïsme dans tes livres ?
Je n’ai pas su quoi répondre, j’étais déstabilisée. Je me suis mise à bafouiller. Alors Déborah m’a fixée droit dans les yeux pour me dire :
— En fait, si je comprends bien, toi tu es juive quand ça t’arrange.
Chapitre 4
Georges,
Les remarques de Déborah m’ont blessée, mais si je suis honnête, je dois bien avouer qu’elles cachaient une vérité.
Je n’étais pas à l’aise de venir fêter Pessah chez toi.
À cause d’un quiproquo qui s’est installé entre nous, depuis notre premier dîner.
Je t’ai parlé de ma famille, de leur destin. Tu as pensé naturellement que j’avais grandi dans une culture qui est aussi la tienne, et tu as exprimé le fait que cela nous rapprochait. Et je n’ai pas démenti, parce que j’avais envie que « cela nous rapproche ».
Mais ce n’est pas la vérité.
Je suis juive mais je ne connais rien de cette culture.
Il faut que tu comprennes qu’après la guerre, ma grand-mère Myriam s’est rapprochée du Parti communiste, poursuivant ainsi l’idéal révolutionnaire de ses parents du temps où ils vivaient en Russie. Elle pensait que ses enfants, ses petits-enfants, naîtraient dans un monde nouveau, sans lien avec le monde ancien. Ma grand-mère, seule survivante après la guerre, n’est plus jamais entrée dans une synagogue. Dieu était mort dans les camps de la mort.
À leur tour, mes parents ne nous ont pas élevées, mes sœurs et moi, dans le judaïsme. Les mythes fondamentaux de mon enfance, ma culture, mes modèles familiaux, appartiennent essentiellement au socialisme laïc et républicain, tel qu’il fut rêvé par une génération de jeunes adultes à la fin du XXe siècle. En cela, mes parents ressemblent à mes arrière-grands-parents dont je t’ai parlé, Ephraïm et Emma Rabinovitch.
Je suis née de parents qui ont eu 20 ans en 1968 et pour qui cela a compté. Ce fut là ma religion, si je peux dire.
C’est la raison pour laquelle je ne suis jamais entrée dans une synagogue. Pour mes parents, la religion était l’opium du peuple. Je ne faisais pas shabbat le vendredi soir. Ni Pessah. Ni Kippour. Les grands moments de rassemblements familiaux, c’était la fête de l’Huma pour les concerts, c’était Barbara Hendricks chantant Le Temps des cerises sur la place de la Bastille, c’était « la fête des parents », une fête que nous avions inventée nous-mêmes, une version non pétainiste et anticapitaliste de la fête des Mères. Je ne connais aucun texte biblique, je ne connais aucun rite, je n’ai pas fait le Talmud Torah. En revanche, mon père me lisait parfois des extraits du Manifeste du Parti communiste le soir avant de m’endormir. Je ne sais pas lire l’hébreu mais j’ai lu tout Barthes, dont j’empruntais les essais dans la bibliothèque de mes parents.