Je ne connais pas les chants de Kippour mais toutes les paroles du Chant des partisans. Nous n’allions pas à la synagogue entendre le Hazzan pour les fêtes, mais mes parents nous faisaient écouter les Doors dont je connaissais toutes les chansons par cœur avant l’âge de 10 ans. On ne m’a pas appris qu’un peuple a été élu pour sortir d’Égypte, en revanche, mes parents m’expliquaient qu’il faudrait que je travaille beaucoup, parce que j’étais une femme et que je n’aurais pas d’héritage.
Je ne connaissais pas la vie du prophète Élie. Mais les aventures du Che et du sous-commandant Marcos. Je n’avais jamais entendu parler de Maïmonide mais mon père m’a conseillé de lire François Furet quand j’ai étudié la Révolution. Ma mère n’a pas fait sa bat-mitsva. Mais elle a fait Mai 68.
Cette éducation ne donnait pas les armes pour se battre dans la vie. Mais cette culture un peu romantique, ce lait dont j’ai été nourrie, je ne l’échangerais contre aucun autre. Mes parents m’avaient inculqué les valeurs d’égalité entre les êtres, ils avaient vraiment cru en l’avènement d’une utopie, ils nous avaient façonnées mes sœurs et moi pour devenir des femmes intellectuellement libres, dans une société où les lumières de la Culture effaceraient, par leur intelligible clarté, toute forme d’obscurantisme religieux. Ils n’ont pas tout réussi, loin de là. Mais ils ont essayé. Ils ont vraiment essayé. Et je les admire pour cela.
Néanmoins.
Néanmoins un élément perturbateur venait régulièrement contredire cette éducation.
Cet élément perturbateur, c’était un mot, le mot « juif », ce mot bizarre qui jaillissait de temps en temps, le plus souvent dans la bouche de ma mère, sans que je comprenne de quoi il s’agissait. Ce mot, ou cette notion, ou plutôt cette histoire secrète, inexpliquée, ma mère l’évoquait toujours d’une façon désordonnée, et qui me paraissait brutale.
J’étais confrontée à une contradiction latente. Avec d’un côté, cette utopie que mes parents décrivaient comme un modèle de société à bâtir, gravant en nous jour après jour l’idée que la religion était un fléau qu’il fallait absolument combattre. Et de l’autre, planquée dans une région obscure de notre vie familiale, il y avait l’existence d’une identité cachée, d’une ascendance mystérieuse, d’une étrange lignée qui puisait sa raison d’être au cœur de la religion. Nous étions tous une grande famille, qu’importe notre couleur de peau, notre pays d’origine, nous étions tous reliés les uns aux autres par notre humanité. Mais au milieu de ce discours des Lumières qu’on m’enseignait, il y avait ce mot qui revenait comme un astre noir, comme une constellation bizarre, qui revêtait un halo de mystère. Juif.
Et des idées s’affrontaient dans ma tête. Pile, la lutte contre toute forme d’héritage patrimonial. Face, la révélation d’un héritage judaïque transmis par la mère. Pile, l’égalité des citoyens devant la loi. Face, le sentiment d’appartenance à un peuple élu. Pile, le refus de toute forme d’« inné ». Face, une affiliation désignée au moment de la naissance. Pile, nous étions des êtres universels, citoyens du monde. Face, nous tirions nos origines d’un monde aussi particulier que fermé sur lui-même. Comment s’y retrouver ? De loin, les choses enseignées par mes parents me semblaient claires. Mais de près elles ne l’étaient plus.
J’ai oublié des mois, des années entières de mon existence, j’ai oublié des villes que j’ai visitées, des événements qui me sont arrivés, j’ai oublié des histoires qu’en général les gens n’oublient pas, mes notes au baccalauréat, le nom de mes maîtresses d’école, et bien d’autres choses. Et malgré cette mémoire défaillante, je peux décrire avec précision chaque fois où j’ai entendu le mot « juif » dans mon enfance. Depuis la première fois qu’il m’est apparu. J’avais 6 ans.
Septembre 1985.
Pendant la nuit notre maison a été taguée d’une croix gammée. Évidemment je n’en connais pas la signification.
— Ce n’est rien, dit ma mère.
Je la sens tout de même affectée.
Lélia essaye d’enlever la croix avec une éponge et de l’eau de Javel, mais la peinture noire ne s’efface pas, sa teinte demeure dense et profonde.
La semaine suivante, notre maison est de nouveau taguée. Cette fois-ci, d’un cercle barré qui ressemble à une cible. Mes parents prononcent des mots que je n’avais jamais entendus auparavant, ce mot « juif » qui me surprend comme une gifle, ce mot qui vient pour la première fois s’immiscer dans ma vie. J’entends aussi le mot « gud » dont la sonorité, onomatopée comique, frappe mon esprit d’enfant.
— Oui, allez, c’est sans intérêt il ne faut plus y penser. Ces dessins n’ont rien à voir avec nous, me dit ma mère.
Je comprends malgré ces paroles rassurantes que Lélia se sent menacée par « quelque chose » et que ce « quelque chose », l’antisémitisme, existe dans un monde à côté du mien, un cercle d’espace et de temps qui tourne autour de ma planète d’enfant.
Janvier 1986.
Lorsque ma mère parle, des mots volent au-dessus de ma tête, insectes de nuit qui vrombissent autour de mes oreilles. Parmi eux, il y en a un qui revient dans leurs conversations, un qui n’est jamais prononcé comme les autres, avec une sonorité particulière – un mot qui me fait peur et m’excite en même temps. Ma répulsion naturelle à l’entendre est contredite par les frissons de mon corps dès qu’il apparaît – car j’ai bien compris que ce mot a un rapport avec moi, oui, je me sens « désignée » par lui.
Dans la cour de récréation, avec les autres enfants, je n’aime plus jouer à cache-cache parce que je ressens la peur douloureuse d’être découverte – la peur de la proie. À l’une des surveillantes qui s’interroge sur mes pleurs, je réponds : « Dans ma famille on est juifs. » Je me souviens de son regard étonné à ce moment-là.
Automne 1986.
Je suis en classe de CM1. La plupart de mes camarades vont au catéchisme et se retrouvent le mercredi après-midi pour faire des activités.
— Maman, je voudrais m’inscrire à l’aumônerie.
— Ce n’est pas possible, répond Lélia, agacée.
— Mais pourquoi ?
— Parce que nous sommes juifs.
Je ne sais pas ce que cela veut dire mais je sens qu’il vaut mieux ne pas insister. Soudain j’ai honte de mes désirs, honte d’avoir voulu participer à l’aumônerie – tout ça parce que les petites filles portent de belles robes blanches le dimanche devant l’église.
Mars 1987.
Dans les emballages de Malabar à l’odeur sucrée, on trouve des décalcomanies. Il faut retirer le papier protecteur, le passer sous l’eau puis attendre que l’image se colle contre la peau. J’en applique un à l’intérieur de mon poignet.