— C’est celui qui est dans le salon ?
— Tout à fait. Et qui a traversé plus de frontières que toi et moi réunies.
Les Rabinovitch quittent Moscou en pleine nuit pour atteindre clandestinement la frontière en prenant les routes de campagnes – avec leur nourrisson dans une carriole branlante. Le voyage est long et difficile, presque mille kilomètres, mais il les éloigne de la police bolchevique. Emma divertit sa petite Mirotchka, elle lui chuchote des histoires à l’heure des terreurs vespérales, elle soulève les couvertures pour lui montrer par-dessus la charrette :
— On dit que la nuit tombe, mais ce n’est pas vrai, regarde, la nuit sort lentement de terre…
La dernière nuit, quelques heures avant d’arriver à la frontière, Ephraïm a une sensation étrange : l’attelage est bien léger. Il tourne la tête et s’aperçoit alors que la charrette a disparu.
Lorsque Emma a senti que la charrette se détachait, elle n’a pas pu crier, par crainte de se faire repérer. Elle attend que son mari fasse demi-tour, ne sachant pas ce qui lui fait le plus peur, les bolcheviques ou les loups. Mais Ephraïm finit par revenir. Et l’attelage réussit à franchir la frontière avant le lever du jour.
— Regarde, me dit Lélia. Après la mort de Myriam, j’ai retrouvé des papiers dans son bureau. Des brouillons de textes, des bouts de lettres – c’est comme ça que j’ai retrouvé l’histoire de la charrette. Elle se termine ainsi : « Tout se passe bien à l’aube, à l’heure grise, avant l’aurore. Car arrivés en Lettonie nous avons passé quelques jours en prison à cause des formalités administratives. Ma mère m’allaitait encore, aussi je ne garde aucun mauvais souvenir de son lait au goût de seigle et de sarrasin durant ces jours-là. »
— Les phrases suivantes sont presque incompréhensibles…
— C’est le début d’Alzheimer. J’ai parfois passé des heures à tenter de comprendre ce qui se cachait derrière une erreur grammaticale. La langue est un labyrinthe dans lequel la mémoire se perd.
— Je connaissais l’histoire de la casquette qu’il faut absolument cacher aux policiers. Myriam me l’avait écrite sous forme de conte pour enfant quand j’étais petite. Cela s’appelait « L’épisode de la casquette ». Mais je ne savais pas qu’il s’agissait de son histoire. Je croyais qu’elle inventait.
— Ces contes un peu tristes que vous écrivait votre grand-mère pour vos anniversaires étaient tous des apologues de sa vie. Ils m’ont été précieux pour reconstituer certains événements de son enfance.
— Mais pour le reste, comment as-tu réussi à reconstituer toute cette histoire avec autant de précision ?
— Je suis partie de presque rien, de quelques photos aux légendes indéchiffrables, de bribes de confidences de ta grand-mère jetées sur des bouts de papier, que j’ai retrouvés après sa mort. L’accès aux archives françaises au tournant de l’an 2000, les témoignages de Yad Vashem, et ceux des survivants des camps, ont permis de restituer la vie de ces êtres. Tous les documents cependant ne sont pas fiables et peuvent orienter sur d’étranges pistes. Il est arrivé que l’administration française fasse des erreurs. Seul le recoupement permanent et minutieux des documents, avec l’aide d’archivistes, m’a permis d’établir des faits et des dates.
J’ai levé les yeux au-dessus de l’immense bibliothèque. Les boîtes d’archives de ma mère, qui me faisaient peur autrefois, m’apparurent soudain comme les arcanes d’un savoir aussi vaste qu’un continent. Lélia avait parcouru l’Histoire comme elle aurait parcouru des pays. Ses récits de voyages dessinaient en elle des paysages intérieurs qu’il me faudrait à mon tour visiter. En posant ma main sur mon ventre, je demandai silencieusement à ma fille d’écouter attentivement avec moi, la suite de cette vieille histoire qui concernait sa vie toute neuve.
Chapitre 5
À Riga, la petite famille s’installe dans une jolie maison en bois située Alexandra isl, N° 60/66 dz 2156. Emma est appréciée par les habitants du quartier, elle s’intègre bien. Elle admire son mari, qui s’est lancé dans le commerce du caviar avec succès.
— Mon mari a une âme d’entrepreneur et le sens des relations, écrit-elle avec fierté à ses parents à Lodz. Il m’a acheté un piano pour que je puisse réveiller mes doigts endormis. Il me donne tout l’argent dont j’ai besoin, et il m’encourage aussi à donner des cours de musique aux petites filles du quartier.
Grâce aux ventes de caviar, le couple s’achète une datcha à Bilderlingshof, comme les familles de la bonne société lettone. Ephraïm offre à sa femme le luxe d’une nurse allemande qui vient seconder Emma dans ses travaux domestiques.
— Ainsi tu pourras travailler davantage. Les femmes doivent être indépendantes.
Emma en profite pour se rendre à la grande synagogue de Riga, connue pour ses chantres et surtout pour ses chœurs. Elle affirme à son mari qu’il s’agit seulement d’y recruter de nouvelles élèves. Pas d’y prier. Quand elle arrive à la fin de l’office, c’est un bouleversement pour elle d’entendre parler polonais. Elle retrouve d’anciennes familles de Lodz et l’atmosphère provinciale de sa ville natale. C’est comme des petites miettes d’enfance qu’elle peut grappiller.
Emma apprend par les commères de la synagogue que la cousine Aniouta s’est mariée avec un Juif allemand et vit désormais à Berlin.
— N’en parle pas à ton mari, surtout ne ravive pas le souvenir de ton ancienne rivale, lui conseille la Rebbetzin – la femme du rabbin, qui a pour charge de prodiguer les conseils aux épouses de la communauté.
De son côté, Ephraïm reçoit des nouvelles très encourageantes de ses parents. Leur orangeraie prospère. Bella a été engagée comme costumière dans un théâtre à Haïfa. Les frères, éparpillés aux quatre coins de l’Europe, ont trouvé de bonnes situations. Sauf le petit dernier, Emmanuel. À Paris, il a le projet de devenir acteur de cinéma – « Pour le moment, écrit son frère Boris, il n’a pas encore trouvé de rôle. Il a déjà 30 ans, et je m’inquiète pour lui. Mais il est jeune, j’espère qu’il va percer. Je l’ai déjà observé sur des prises de vues. Il est capable, il progressera. »
Ephraïm fait l’acquisition d’un appareil photographique pour fixer à jamais le visage de Myriam. Il habille sa fille comme une poupée, lui met les plus beaux habits et dans les cheveux les plus riches rubans. Avec ses robes blanches, la petite fille est la princesse du royaume de Riga. C’est une enfant fière et conquérante, consciente de son importance aux yeux de ses parents – donc aux yeux du monde entier.
Quand on passe devant la maison des Rabinovitch, rue Alexandra, les notes de piano résonnent dans l’air – les voisins ne se plaignent jamais, au contraire, ils apprécient la musique. Les semaines passent, heureuses, comme si tout était devenu facile. Un soir de Pessah, Emma demande à Ephraïm de dresser un plateau pour le dîner.
— S’il te plaît. Ne lis pas les prières, mais au moins la sortie d’Égypte.
Ephraïm finit par accepter et montre à Myriam comment on dispose l’œuf, les herbes amères, les morceaux de pomme au miel, l’eau salée, et un os d’agneau au centre du plateau. Il se prend au jeu pour un soir et raconte l’histoire de Moïse, exactement comme son père le faisait autrefois.
— En quoi cette nuit diffère-t-elle des autres nuits ? Pourquoi mange-t-on des herbes amères ? Ma petite, Pessah nous apprend que le peuple juif est un peuple libre. Mais que cette liberté a un prix. La sueur et les larmes.