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— Enlève ce tatouage immédiatement, me dit Lélia.

— Moi, j’ai envie de le garder, maman.

— Mamie sera très fâchée si elle voit ce que tu t’es fait.

— Mais pourquoi ?

— Parce que les Juifs ne se font pas de tatouages.

De nouveau le mystère. Sans autre explication.

Début de l’été 1987.

Shoah de Claude Lanzmann est diffusé pour la première fois à la télévision française durant quatre soirées. Je sens bien, malgré mes 8 ans, qu’il s’agit d’un événement très important. Mes parents décident d’enregistrer les émissions télévisées grâce au magnétoscope acheté l’été précédent pour la Coupe du monde de football.

Les cassettes de Shoah sont rangées à part, on ne les mélange pas avec les autres VHS. Ma grande sœur a dessiné une étoile de David sur chaque tranche, avec un point d’exclamation rouge et cet ordre en grosses lettres : NE PAS EFFACER. Ces cassettes me font peur, je suis contente qu’elles soient rangées à l’écart.

Ma mère les regarde pendant de longues heures. Il ne faut pas la déranger.

Décembre 1987.

Je finis par demander à ma mère :

— Qu’est-ce que cela veut dire, maman, être juif ?

Lélia ne sait pas vraiment quoi répondre. Elle réfléchit. Puis va chercher un livre dans son bureau. Elle le pose par terre sur le tapis, dont l’épaisse laine blanche peluche sur les bords.

Face à ces photographies en noir et blanc, ces images de corps décharnés en pyjamas, de fils barbelés sous la neige, de cadavres empilés les uns sur les autres et de montagnes d’habits, de lunettes et de chaussures, mes huit années de vie ne sont pas suffisantes pour réussir à organiser une résistance mentale. Je me sens physiquement attaquée, blessée par elles.

— Si nous étions nées à cette époque-là, nous aurions été transformées en boutons, dit soudain Lélia.

Les mots contenus dans cette phrase « nous aurions été transformées en boutons » dessinent une idée trop bizarre, qui m’abîme.

Ce jour-là les mots brûlent la peau de mon cerveau. C’est un endroit où plus rien ne poussera, un angle mort de la pensée.

Ma mère s’est-elle trompée ce jour-là en utilisant le mot « bouton » ? Ou est-ce moi qui ai confondu avec le mot savon ? Les expériences effectuées sur les restes humains des Juifs avaient pour but de fabriquer, à partir de la graisse, des « savons » et non des « boutons ».

Néanmoins c’est ce mot qui me reste en tête pour toujours. Je déteste recoudre des boutons – à cause de cette idée très désagréable que je pourrais être en train de recoudre un ancêtre.

Juin 1989.

C’est l’année du bicentenaire de la Révolution française. Mon école organise un spectacle sur l’année 1789. Les rôles sont distribués. Je suis choisie pour jouer Marie-Antoinette et le garçon qui est choisi pour jouer Louis XVI s’appelle Samuel Lévy.

Le jour du spectacle, ma mère et le père de Samuel discutent ensemble. Lélia fait un commentaire ironique sur le choix des acteurs pour interpréter les têtes couronnées, destinées à la décapitation. De nouveau, ce mot « juif » qui tombe dans mon oreille avec la froideur effrayante d’une guillotine. Je ressens une émotion trouble, la fierté d’être différente, mêlée d’une menace de mort.

Cette même année, 1989.

Mes parents achètent Maus I : Mon père saigne l’histoire et puis ensuite Maus II : Et c’est là que mes ennuis ont commencé. Je regarde les couvertures de ces bandes dessinées comme des miroirs terrifiants qui ne demandent qu’à être traversés. J’hésite. J’ai 10 ans et je sens bien que, si je plonge dans ces bandes dessinées, je prends le risque d’un voyage qui pourrait me transformer à jamais. Je finis par les ouvrir. Les pages de Maus se collent à mes doigts, le papier s’incruste dans la chair de mes mains, je ne peux plus m’en défaire. Les personnages en noir et blanc viennent se déposer en moi, tapisser les parois de mes poumons, mes oreilles deviennent très chaudes. La nuit, j’ai du mal à m’endormir, je regarde sur les murs de mon crâne la danse macabre des chats et des cochons courant après les souris, lanternes magiques terrifiantes. Des présences pâles s’assoient autour de moi jusque dans mon lit, des formes qui portent des pyjamas rayés. C’est le début des cauchemars.

Octobre 1989.

J’ai 10 ans. Je vois avec ma mère Sexe, mensonges et vidéo, le film de Soderbergh qui vient d’avoir la Palme d’or à Cannes, dans notre petit cinéma de quartier. Le caissier du cinéma, qui est aussi l’ouvreur et le projectionniste, me laisse entrer malgré mon très jeune âge.

Dans le film, il est question d’un mot que je ne comprends pas. De retour à la maison, une fois seule dans ma chambre, j’ouvre le dictionnaire. Masturbation. Je décide de mettre en pratique la définition, allongée sur la moquette, le dictionnaire ouvert à côté de moi. Un monde s’ouvre. Un monde inconnu et puissant.

Les jours qui suivent, je comprends aux réactions des adultes que je n’aurais jamais dû voir ce film qui pourtant m’a enchantée. La surveillante de la cantine, avec qui je m’entends bien, ne veut pas me croire. Elle me traite de menteuse et souhaite que je cesse de raconter que ma mère m’a emmenée au cinéma voir ce film. Alors je comprends que deux sujets préoccupent les adultes, deux sujets qu’ils cachent aux enfants : la sexualité et les camps de concentration.

Les images de Sexe, mensonges et vidéo se superposent à celles des images de Maus. Peu à peu je m’interdis le plaisir, à cause de la souffrance qu’ont subies les souris, à cause du peuple juif auquel je me sens appartenir, mais sans bien comprendre pourquoi.

Novembre 1990.

Je suis en sixième, la meilleure en dictée, en grammaire et surtout en rédaction. Je suis la première de la classe, la préférée. Notre professeure de français est une longue femme maigre et grise, toujours habillée de jupes en laine. Pendant la Toussaint, elle nous demande de faire notre arbre généalogique. Ces travaux réalisés à la maison ne seront pas notés, mais ils seront exposés dans la classe à la rentrée.

Les noms de ma famille du côté de ma mère sont compliqués à écrire, il y a beaucoup trop de consonnes pour le ratio voyelles, et la professeure de français n’est pas très à l’aise avec cette ville d’Auschwitz qui revient souvent dans mon arbre.

Depuis ce jour, je sens bien que quelque chose a changé. Je ne suis plus du tout la préférée. Pourtant je redouble d’efforts, pourtant mes notes sont encore meilleures, mais rien n’y fait. La tendresse et l’affection ont fait place à une forme de méfiance.

Et cette impression de nager en eaux troubles, d’être associée à des temps obscurs.

Avril 1993.

Ce printemps-là, je remporte le quatrième prix du concours national de la Résistance et de la Déportation, ouvert à tous les collégiens de France. Depuis quelques mois, je lis tout ce qui existe dans les livres d’Histoire au sujet de la Seconde Guerre mondiale. Mon père m’accompagne à la remise des prix qui a lieu à l’hôtel de Lassay, dans les ors de la République. Je suis heureuse d’être avec lui. Lors des discours, il est souvent question des « Juifs » – et je ressens de nouveau ce sentiment de fierté mêlé de crainte d’appartenir ainsi à un groupe dont on étudie l’histoire dans les livres. J’aimerais dire à l’assemblée que je suis juive, comme pour apporter de la valeur à ce prix que je viens de recevoir. Mais quelque chose m’en empêche. Je suis mal à l’aise.