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Printemps 1994.

Chaque samedi je prends le RER pour aller avec mes copines au marché aux puces de la porte de Clignancourt. On achète des T-shirts Bob Marley et des pochettes en cuir qui sentent la vache. Un après-midi, je reviens avec une étoile de David autour du cou. Ma mère ne dit rien. Mon père non plus. Mais je comprends à leurs regards qu’ils n’apprécient pas que je porte ce bijou. Nous n’échangeons aucune parole. Je le range dans une boîte.

Automne 1995.

Toutes les classes de seconde sont réunies dans le gymnase du lycée pour un tournoi de handball. Quatre ou cinq filles expliquent au professeur de sport qu’elles n’y participeront pas parce que « c’est Kippour ». Je les envie et me sens exclue d’un monde qui devrait être le mien. Je suis vexée de jouer avec les « non-Juifs » sur le terrain de handball.

Ce jour-là, en rentrant à la maison, je suis triste. J’ai le sentiment que la seule chose à laquelle j’appartienne vraiment, c’est la douleur de ma mère. C’est cela, ma communauté. Une communauté constituée de deux personnes vivantes et de plusieurs millions de morts.

Été 1998.

À la fin de mon année d’hypokhâgne, je rejoins mes parents qui sont partis vivre un semestre aux États-Unis. Mon père a été nommé « professeur invité » sur le campus de l’université de Minneapolis. Lorsque j’arrive, l’ambiance n’est pas au beau fixe : depuis leur arrivée sur le sol américain, Lélia est traversée par des tourments, des « crises » étranges.

— C’est parce que je pense aux membres de ma famille qui n’ont pas pu venir se réfugier aux États-Unis. Alors je me sens coupable de leur survivre. C’est pour cela que je suis si mal.

Je suis frappée par le fait que ma mère nous parle de « sa famille » comme si nous, ses propres filles, étions soudain devenues des étrangères.

Je suis aussi frappée par cette résurgence au présent d’un vécu passé, qui a quelque chose de très déroutant – ma mère semble soudain confondre les liens généalogiques, les identités de chacun… Heureusement, de retour en France, les crises disparaissent et tout redevient normal.

À la fin de cet été-là, je suis partie de chez mes parents et j’ai commencé à vivre « ma » vie.

J’ai préparé l’École normale dans le lycée où ma grand-mère Myriam et sa sœur Noémie avaient été élèves soixante-dix ans avant moi – sans le savoir. J’ai échoué au concours, puis j’ai traversé une dizaine d’années douloureuses qui se sont adoucies quand j’ai écrit, quand j’ai aimé et que j’ai eu un enfant.

Tout cela m’a demandé une grande énergie, m’a prise tout entière.

Et au bout de ce chemin je te rencontre toi. Georges.

Tu ne peux pas imaginer comme j’ai trouvé belle cette fête de Pessah. Comment une chose que je n’avais jamais connue avait-elle pu me manquer à ce point ? J’ai senti mes ancêtres me frôler du bout de leurs doigts, tu sais… Georges, le jour se lève. Je t’ai écrit ce mail que tu liras en te réveillant. Je ne regrette pas cette nuit blanche, parce que j’ai l’impression de l’avoir passée à tes côtés.

Dans quelques minutes je vais entrer dans la chambre de Clara pour la réveiller. Et je vais lui dire :

— Ton petit déjeuner est prêt. Dépêche-toi ma chérie, j’ai une question importante à te poser.

Chapitre 5

— Clara ma chérie, ta grand-mère m’a dit que tu lui avais parlé d’un problème.

— Non. J’ai pas de problème, maman.

— Mais si, tu lui as dit que… tu avais l’impression qu’on n’aimait pas trop…

— Pas trop quoi maman ?

Clara avait très bien compris, mais j’ai dû insister.

— Si ! Tu as dit à ta grand-mère qu’à l’école on n’aime pas trop les Juifs.

— Ah oui. C’est vrai. C’est pas grave, maman.

— Il faut que tu me racontes.

— C’est bon, t’énerve pas. Avec mes copains de foot, à la récréation, on parlait du paradis, de la vie après la mort, donc chacun a dit sa religion, moi j’ai dit que j’étais juive – je t’ai entendue le dire tu sais –, alors mon copain Assan m’a répondu :

— C’est dommage, je te prendrai plus dans mon équipe.

— Pourquoi ? j’ai demandé.

— Parce que dans ma famille on n’aime pas trop les Juifs.

— Mais pourquoi ? j’ai encore demandé.

— Parce que dans mon pays on n’aime pas trop les Juifs, a dit Assan.

— Ah bon.

— J’étais déçue maman, parce que Assan c’est le meilleur en foot et qu’on gagne toujours avec lui à la récréation. Donc j’ai réfléchi et lui ai demandé :

— Mais c’est quoi ton pays ?

— Mes parents viennent du Maroc.

— J’espérais vraiment qu’il me donne cette réponse. Parce que j’avais la solution toute trouvée :

— T’inquiète Assan, je lui ai dit, il n’y a pas de problème. Tu sais quoi ? Ils se sont trompés, tes parents. Au Maroc, on aime beaucoup les Juifs.

— Qu’est-ce que t’en sais ?

— Parce qu’avec ma mère, on est allées dans un hôtel là-bas pendant les vacances. Où ils étaient très gentils avec nous. Donc c’est la preuve qu’ils aiment bien les Juifs.

— Ah ok, a répondu Assan. Alors ça va, tu peux jouer dans mon équipe.

— Et après… vous en avez reparlé ?

— Non. Après on a joué à la récréation comme avant.

J’étais fière de ma fille, et de la réaction de l’autre enfant, si simple, si logique, j’ai embrassé son large front intelligent, qui pouvait effacer un instant la bêtise du monde entier. Tout était terminé. Et je l’ai emmenée à l’école, rassurée.

— Je suis désolé, m’a dit Georges au téléphone, au nom de tout ce que tu m’as écrit, au nom de tout ce que tu m’as raconté : il faut que tu le signales au directeur de l’école – tu ne peux pas laisser passer des propos antisémites dans une école publique…

— Ce ne sont pas des propos antisémites. Mais des paroles idiotes d’un petit garçon qui ne comprend pas ce qu’il dit !

— Justement, il faut que quelqu’un lui explique. Et ce quelqu’un, c’est l’école laïque et républicaine.

— Sa mère est femme de ménage. Je ne vais pas aller voir le directeur pour dénoncer le fils d’une femme de ménage.

— Et pourquoi ?

— Ce serait quand même un peu violent, socialement, que je le dénonce, tu ne trouves pas ?

— Si c’était le fils d’un bon Français, qui avait dit à Clara : « On n’aime pas trop les Juifs dans ma famille », tu irais en parler au directeur ?

— Oui, probablement. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé.

— Est-ce que tu te rends compte – je ne veux pas te blesser – de la condescendance de ta réaction ?

— Oui, je m’en rends compte. Et je l’assume. Je la préfère à la honte que j’éprouverais de faire du tort à une femme issue de l’immigration.

— Et toi, tu es issue de quoi ?

— Ok, très bien… Georges, tu as gagné. Je vais envoyer un mail au directeur de Clara, pour lui demander un rendez-vous.

Avant de raccrocher, Georges m’a dit de réserver le week-end de mon anniversaire.

— C’est dans deux mois, ai-je dit.

— Justement, j’imagine que tu es libre. Je voudrais qu’on parte tous les deux.