Выбрать главу

Toute la journée, j’ai réfléchi à la façon dont j’allais présenter les choses au directeur. Je voulais bien tourner la conversation dans ma tête, afin de ne pas me faire emporter par l’émotion. Et ne pas me laisser déstabiliser par ses questions.

— Je suis venue vous signaler un échange qui a eu lieu dans la cour entre ma fille et un autre élève de l’école. Comprenez que je ne souhaite pas donner à cet événement un caractère de gravité…

— Je vous écoute…

— … et je souhaite aussi que cela reste entre vous et moi. Je ne tiens pas à en parler à la maîtresse.

— Très bien…

— Voilà. Un enfant a dit à ma fille qu’on n’aimait pas les Juifs dans sa famille.

— Pardon ?

— Oui… c’était une conversation d’enfants… sur la religion… qui a débouché sur cette phrase absurde. Et disons que cette remarque a légèrement perturbé ma fille. Mais pas plus que cela, en vrai. J’ai l’impression qu’elle nous dérange davantage nous, les adultes.

— Qui est l’élève en question ?

— Non, je suis désolée, je souhaite préserver l’anonymat de l’enfant.

— Écoutez, j’ai besoin de savoir ce qui se passe dans mon établissement.

— Oui, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je suis venue vous voir, mais pour autant, je ne dénoncerai personne.

— Je veux que la maîtresse de Clara parle aux enfants des valeurs de l’école laïque…

— … Écoutez monsieur, je respecte votre réaction. Mais…

Tout s’enflammait et je ne pouvais plus rien maîtriser. Les conséquences pour ma fille étaient plus graves encore, je devais la changer d’école… et je voyais déjà les reportages, les journalistes tendant leurs micros : « Pensez-vous qu’il y ait un problème d’antisémitisme dans cet établissement ? », les camionnettes des chaînes d’info continue déferlant dans la rue…

J’ai ainsi imaginé le pire, jusqu’à l’heure du véritable rendez-vous.

Dans le hall d’entrée de l’école, j’ai regardé les dessins accrochés sur les murs, les ballons en mousse abandonnés dans les coins, les petits matelas bleu pétrole, les murs aux couleurs criardes… jusqu’à ce qu’une femme vienne me chercher pour m’emmener chez le directeur. En passant devant les vitres du réfectoire, où des piles de verres Duralex attendaient l’heure du déjeuner, je me suis souvenue que nous lisions notre âge dans le fond du verre.

Lorsque le directeur m’a ouvert la porte, je lui ai serré la main, c’était un peu irréel. Pourtant son bureau était exactement comme je l’avais imaginé. Un panneau de liège punaisé d’emplois du temps, avec un calendrier de l’année. Quelques cartes postales qui évoquaient des voyages lointains. Une étagère avec des dossiers, et sur son bureau, un verre avec des trombones.

Le directeur s’est installé sur son fauteuil à roulettes, il m’a souri avec des petites dents plates et écartées, qui m’ont fait penser à un hippopotame.

J’ai pris mon courage à deux mains et une grande inspiration pour lui présenter la situation. Le directeur m’a écoutée, la tête légèrement penchée vers l’avant, son visage était calme et presque immobile. Il clignait des yeux de temps en temps.

— Je ne veux pas en faire toute une histoire, lui ai-je dit, vous comprenez. Je veux simplement vous signaler l’incident qui a eu lieu dans la cour de votre école.

— Ok, m’a-t-il répondu. C’est noté.

— … Je ne souhaite pas en parler à la maîtresse, ni aux parents d’élèves…

— C’est entendu. Je n’en parlerai pas. Autre chose ?

— Euh… non…

— Eh bien je vous remercie.

J’étais tellement troublée que je suis restée à le regarder, sans bouger.

— Vous aviez quelque chose d’autre à me dire ? m’a-t-il demandé, inquiet que je ne me lève pas de ma chaise.

— Non, ai-je répondu sans bouger d’un iota. Et vous, vous aviez quelque chose d’autre à me dire ?

— Non.

Nous sommes restés ainsi face à face, pendant d’interminables secondes, dans le silence.

— Alors… je vous souhaite une bonne journée, a dit le directeur en se dirigeant vers la porte pour bien me signifier que l’entretien était terminé.

Je suis sortie de son bureau, sonnée. J’ai rallumé mon téléphone portable : il s’était écoulé en tout et pour tout six minutes.

Je n’avais pas eu à me battre pour que cette histoire reste discrète.

Je n’avais pas eu à le convaincre de ne pas en parler aux enfants.

— Tu lui as tout simplement rendu service en ne souhaitant pas que cette affaire s’ébruite, m’a dit ma mère.

— Oui, c’est ce que j’ai compris, un peu tard et brutalement, lui ai-je répondu.

— Mais tu t’attendais à quoi ?

— Je ne sais pas… Je pensais qu’il se sentirait… concerné.

Chapitre 6

— Tu pensais que le directeur se sentirait « concerné » ?

Le rire de Gérard Rambert a empli la salle du restaurant chinois, un rire comme un coup de tonnerre, qui a fait se retourner les clients des tables voisines.

Gérard vit entre Paris et Moscou. Nous déjeunons ensemble tous les dix jours, au gré de ses voyages, toujours dans le même restaurant chinois à équidistance de son appartement et du mien, toujours assis à la même place, nous y prenons le menu du jour. Quand l’été approche, nous choisissons un supplément, moi le dessert, et lui un verre de bière – dont il ne boit que quelques gorgées.

Gérard est un homme de grande taille, avec une belle peau, épaisse et toujours rasée de près. Il parle fort et il sent bon, il est toujours gai même quand il n’a pas le cœur à l’être, Gérard me fait penser à un habitant de Rome qui se serait égaré à Paris, oui Gérard aurait pu être italien, costumes sur mesure, pulls violets et chaussettes de chez Gammarelli, où s’habillent les cardinaux du Vatican.

— On ne s’ennuie jamais avec Gérard.

Voilà ce que pensent les rares personnes qui ont la chance de le fréquenter.

— Tu sais, je ne suis pas en si mauvaise compagnie, seul avec moi-même.

Ce jour-là, je lui avais raconté toute l’histoire, le rendez-vous à l’école, la réaction du directeur.

— Alors comme ça, tu t’étonnes que le directeur de l’école ne se sente pas concerné ? Excuse-moi d’éclater de rire, sinon je pourrais me mettre à pleurer. Tu n’as pas envie que je me mette à pleurer hein ? Alors laisse-moi me moquer de toi. Fegele. Toi, tu es un petit oiseau, je vais te dire pourquoi tu es un petit oiseau, mais avant fais-moi plaisir, laisse-moi goûter tes nems et ouvre bien tes oreilles. Tu m’écoutes ? Ils sont délicieux ! Je vais m’en commander aussi. Mademoiselle ? Donnez-moi la même chose que la petite ! Bon. Tu m’écoutes ?

— Oui, Gérard, je ne fais que ça, je te promets !

— On est l’année de mes 8 ans. J’ai un professeur de sport, à l’école communale, qui me dit :

— Gérard Rosenberg, vous êtes bien le digne représentant d’une race mercantile.

Nous sommes au début des années 60, Dalida chante Itsi bitsi petit bikini, et, et, et, la France est toujours aussi antisémite. Tu comprends ? Ce professeur, comme tous les Français de cette époque-là, connaît l’existence des chambres à gaz. Les cendres sont encore chaudes. Mais il me dit : « Vous êtes bien le digne représentant d’une race mercantile. » C’est une phrase que je n’ai pas comprise sur le moment. Tu me diras, c’est normal, j’ai 8 ans, je ne saisis pas le sens de chaque mot, tu vois ? Mais la phrase s’enregistre dans mon crâne, comme sur un disque dur. Et j’y ai souvent repensé. Tu veux savoir la suite ?