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— Bien sûr Gérard !

— Deux ans plus tard, l’année de mes 10 ans, nous sommes en 1963 et mon père décide de changer de nom par décret en Conseil d’État. Oui, on va « changer de patronyme ». Pourquoi ? Parce que mon père souhaitait que mon grand frère – qui avait seulement 15 ans à l’époque – devienne un jour médecin. Or il avait entendu dire qu’il y avait beaucoup d’antisémitisme à la fac de médecine. Et mon père craignait un retour du numerus clausus qui aurait porté préjudice aux études de mon frère. Tu sais ce que c’est, le numerus clausus ?

— Oui, oui… en Russie… les lois de mai… mais aussi les lois de Vichy en France, seul un petit quota de Juifs avait le droit d’aller à la fac…

— C’est ça ! Donc tu connais ! Les gens ne voulaient pas être « envahis » par nous. Toujours la même vieille histoire qui en réalité est aussi une histoire très neuve. Tu verras. Bon. Mon père décide donc du jour au lendemain que toute la famille passera de Rosenberg à Rambert. Tu ne peux pas imaginer comme j’étais furieux !

— Pourquoi ?

— Mais je ne voulais pas changer de nom, moi ! Et mes parents avaient aussi décidé de me changer d’école ! Changer de nom, changer d’école, ça fait beaucoup tu sais, pour un petit garçon de 10 ans ! J’étais pas content, mais alors pas content du tout. Je leur fais une scène, je promets à mes parents de reprendre mon vrai nom le jour de mes 18 ans. Arrive le jour de la rentrée des classes. Le professeur principal fait l’appel.

— Rambert !

Moi je ne réponds pas, parce que je ne suis pas habitué.

— Rambert !

Silence. Je me dis que ce Rambert ferait bien de répondre vite, parce que le principal n’a pas l’air commode.

— RAM-BERT !

Merde ! Je me rappelle soudain que c’est moi Rambert ! Alors je réponds, surpris :

— Présent !

Et bien sûr tous les enfants se marrent, c’est normal. Le principal pense que je l’ai fait exprès, que je fais le pitre, que je veux me faire remarquer, tu vois, ce genre de conneries ! Donc pour te dire que, sur le moment, je suis très mécontent. Vraiment. Très. Mé-con-tent. Mais petit à petit, je me rends compte qu’à l’école, s’appeler Gérard « Rambert » n’a vraiment rien à voir avec le fait de s’appeler Gérard « Rosenberg ». Et tu veux savoir quelle est la différence ? C’est que je n’entendais plus de « sale Juif » quotidien dans la cour de l’école. La différence c’est que je n’entendais plus des phrases du genre « C’est dommage qu’Hitler ait raté tes parents ». Et dans ma nouvelle école, avec mon nouveau nom, je découvre que c’est très agréable qu’on me foute la paix.

— Mais dis-moi Gérard, qu’est-ce que tu as fait finalement, à tes 18 ans ?

— Comment ça, qu’est-ce que j’ai fait ?

— Tout à l’heure tu m’as dit : « Je promets à mes parents de reprendre mon vrai nom le jour de mes 18 ans. »

— Ce jour-là, si quelqu’un m’avait demandé : « Gérard, tu as envie de redevenir Gérard Rosenberg ? », j’aurais répondu : « Pour rien au monde. » Maintenant ma chérie, sois gentille, termine tes nems, tu n’as rien mangé.

— Moi aussi je porte un nom français, tout ce qu’il y a de plus français. Et ton histoire, cela me fait penser que…

— Que ?

— Au fond, je suis rassurée, que sur moi « cela ne se voie pas ».

— C’est sûr ! On te ferait chanter la messe en latin ! Tu sais, je vais t’avouer quelque chose… quand tu m’as dit – alors qu’on se connaissait déjà depuis dix ans – que tu étais juive… je suis tombé de ma chaise !

— À ce point ?

— Je t’assure ! Avant que tu ne me le dises, si quelqu’un m’avait demandé : « Tu sais que la mère d’Anne est ashkénaze ? », j’aurais répondu : « Tu te fous de ma gueule ? Arrête tes conneries ! » Tu as tellement le physique de la « femme française ». Une vraie goy ! Une echte goy !

— Tu sais Gérard, dans ma vie j’ai toujours eu beaucoup de mal à prononcer la phrase : « Je suis juive. » Je ne me sentais pas autorisée à la dire. Et puis… c’est bizarre… comme si j’avais intégré les peurs de ma grand-mère. D’une certaine manière, la partie juive cachée en moi était rassurée que la partie goy la recouvre, pour la rendre invisible. Je suis insoupçonnable. Je suis le rêve accompli de mon arrière-grand-père Ephraïm, j’ai le visage de la France.

— Toi tu es surtout un cauchemar d’antisémite, a dit Gérard.

— Pourquoi ? lui ai-je demandé.

— Parce que même toi tu en es, a-t-il conclu en éclatant de rire.

Chapitre 7

— Maman, j’ai parlé avec Clara, j’ai vu le directeur, j’ai fait tout ce que tu m’as demandé. Maintenant tu dois tenir ta promesse.

— Très bien. Pose-moi des questions et j’essayerai de te répondre.

— Pourquoi tu n’as pas cherché à savoir ?

— Je vais t’expliquer, a répondu Lélia. Attends, je vais chercher mon paquet de clopes.

Lélia a disparu dans son bureau et elle est revenue dans la cuisine quelques minutes plus tard, en s’allumant une cigarette.

— La commission Mattéoli, tu en as entendu parler ? m’a-t-elle demandé. En janvier 2003… j’étais en plein dedans… c’était… tellement étrange de recevoir cette carte à ce moment-là. Je l’ai senti comme une menace.

Je n’ai pas tout de suite compris le lien entre la commission et la menace ressentie par ma mère. J’ai froncé les sourcils et Lélia a compris que j’avais besoin d’éclaircissements.

— Pour que tu comprennes bien, il faut qu’on revienne, comme toujours, un peu en arrière.

— J’ai tout le temps, maman…

— Après la guerre, Myriam a voulu déposer un dossier officiel, pour chacun des membres de sa famille.

— Quel dossier officiel ?

— D’actes de décès !

— Oui… évidemment.

— Ce fut très compliqué. Presque deux ans de démarches administratives assidues pour que Myriam puisse déposer un dossier. Et attention, à ce moment-là, l’administration française ne parle pas officiellement de « morts en camp » ni de « déportés »… on parle des « non rentrés ». Tu comprends ce que cela signifie ? Symboliquement ?

— Tout à fait. L’État français dit aux Juifs : vos familles ne sont pas mortes assassinées par notre faute. Elles ne sont… pas rentrées.

— Tu imagines l’hypocrisie ?

— Et surtout j’imagine la douleur pour ces familles qui n’ont pas pu faire leur deuil. Il n’y a pas eu d’au revoir, il n’y a pas de tombe pour se recueillir. Et pour couronner le tout, l’administration utilise un vocabulaire sibyllin.

— Le premier dossier que Myriam réussit à obtenir, au sujet de sa famille, est daté du 15 décembre 1947. Il est signé par elle et contresigné par le maire des Forges le 16 décembre 1947.

— Le même maire qui signait les lettres pour le départ de ses parents ? Brians ?

— Le même, c’est à lui qu’elle avait directement affaire.

— C’était la volonté de De Gaulle : réconcilier les Français, garder le socle administratif des gens qui n’avaient fait « que leur devoir », reconstruire une nation sans la diviser… mais cela a dû être difficile à avaler pour Myriam.