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— Il faut attendre encore un an, jusqu’au 26 octobre 1948, pour qu’Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques soient officiellement reconnus comme « disparus ». Myriam accuse réception de ces actes le 15 novembre 1948. Une nouvelle étape commence pour elle : les décès doivent être officiellement attestés. Seul un jugement du tribunal civil peut suppléer à l’absence de corps.

— Comme pour les marins disparus en mer ?

— Exactement. Les jugements sont rendus le 15 juillet 1949, sept ans après leur mort. Or, tiens-toi bien, dans les actes de décès fournis par l’administration française, le lieu officiel de leur mort est : Drancy pour Ephraïm et Emma ; Pithiviers pour Jacques et Noémie.

— L’administration française ne reconnaît pas qu’ils sont morts à Auschwitz ?

— Non. Ils sont passés de « non rentrés » à « disparus » puis « morts sur le sol français ». La date retenue officiellement est celle des départs de France des convois de déportation.

— Je n’en reviens pas…

— Pourtant une lettre du ministère des Anciens Combattants et Victimes de guerre au procureur du tribunal de première instance demandait à ce que le lieu de mort soit Auschwitz. Le tribunal en a décidé autrement. Mais ce n’est pas tout, on refusait de dire que les Juifs étaient déportés pour des questions raciales. On disait que c’était pour des raisons politiques. Les associations d’anciens déportés obtiendront seulement en 1996 la reconnaissance de « mort en déportation » ainsi que la rectification des actes de décès.

— Et qu’est-ce qu’on fait des images des libérations des camps ? Des témoignages ? De Primo Levi…

— Tu sais, il y a eu cette prise de conscience, juste après la guerre, au moment de la libération des camps et du retour des déportés – et puis, peu à peu, dans la société française, on a mis ça sous le tapis. Plus personne ne voulait en entendre parler, tu m’entends ? Personne. Ni les victimes, ni les collabos. Il y a quelques voix qui se sont élevées. Mais il va falloir attendre les Klarsfeld, dans les années 80, et Claude Lanzmann à peu près à la même époque, pour dire : « On ne doit pas oublier. » Eux, font le boulot. Un travail immense, œuvre d’une vie. Mais sans eux, c’est le silence. Tu comprends ?

— J’ai du mal à me le figurer, parce que j’ai grandi à l’époque où justement, grâce aux Klarsfeld et à Lanzmann, on en parlait beaucoup. Je n’avais pas mesuré les décennies de silence qui avaient précédé.

— Donc j’en arrive à la commission Mattéoli… Tu vois ce que c’est ?

— Oui très bien. « La mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France ».

Alain Juppé, alors Premier ministre, avait défini les contours de cette mission dans un discours de mars 1997 :

« Afin d’éclairer pleinement les pouvoirs publics et nos concitoyens sur cet aspect douloureux de notre histoire, je souhaite vous confier la mission d’étudier les conditions dans lesquelles des biens, immobiliers et mobiliers, appartenant aux Juifs de France ont été confisqués ou, d’une manière générale, acquis par fraude, violence ou vol, tant par l’occupant que par les autorités de Vichy, entre 1940 et 1944. Je souhaite notamment que vous tentiez d’évaluer l’ampleur des spoliations qui ont pu ainsi être opérées et que vous indiquiez à quelles catégories de personnes, physiques ou morales, celles-ci ont profité. Vous préciserez également le sort qui a été réservé à ces biens depuis la fin de la guerre jusqu’à nos jours. »

— Une instance fut ensuite chargée d’examiner les demandes individuelles formulées par les victimes de la législation antisémite établie pendant l’Occupation – ou par leurs ayants droit. Si l’on pouvait prouver que des biens appartenant à notre famille avaient été spoliés, à partir de 1940, l’État français se devait donc d’indemniser, sans délai de prescription.

— C’était essentiellement les tableaux et les œuvres d’art, si je me souviens bien ?

— Non ! Il s’agissait de tous les biens ! Appartements, sociétés, voitures, meubles, et même l’argent liquide que l’État récupérait dans les différents camps de transit. La Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation devait garantir un suivi du traitement des demandes. Et apporter une réparation.

— Et dans la réalité ?

— J’y suis arrivée mais… cela n’a pas été simple. Comment prouver que ma famille était morte en camp à Auschwitz ? Alors que l’État français avait décrété qu’ils étaient morts en France. C’était marqué dans leurs actes de décès de la mairie du 14e. Et comment prouver que leurs biens avaient été spoliés ? Puisque l’État français avait organisé la disparition des traces ! Et je n’étais pas la seule, évidemment… nombreux sont les descendants qui étaient, comme moi, coincés…

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Une enquête. Grâce à un article paru dans le journal Le Monde, en l’an 2000. Un journaliste donnait l’adresse de tous les endroits où il fallait écrire, si on voulait déposer un dossier à la commission. « Si vous voulez des documents, écrivez là, là et là, dites que c’est la commission Mattéoli. » C’est comme ça qu’on a eu accès aux archives françaises.

— Avant cela vous n’aviez pas accès aux archives ?

— Disons que les archives n’étaient pas officiellement « interdites » au public… mais que l’administration ne facilitait pas les démarches et surtout… n’en faisait pas la publicité. Ce n’était pas comme aujourd’hui, avec Internet. On ne savait pas à qui s’adresser, où, quoi, comment… Cet article a tout changé pour moi.

— Tu as écrit ?

— J’ai écrit aux adresses données par Le Monde, et j’ai reçu assez rapidement des réponses. J’ai eu deux rendez-vous. Un aux Archives nationales et un aux archives de la Préfecture de police. Et puis j’ai reçu des documents photocopiés, de la part des archives du Loiret et de celle de l’Eure. Grâce à tous ces documents, j’ai pu avoir les fiches d’entrée et de sortie des camps… J’ai pu monter le dossier qui prouvait qu’ils avaient été déportés.

— Restait à déterminer les biens volés.

— Oui, cela ne fut pas facile. J’ai retrouvé quand même les fiches de la SIRE, la société d’Ephraïm, qui prouvaient que sa société avait été spoliée par la Compagnie générale des eaux au moment de l’aryanisation des entreprises. J’ai mis aussi des photographies de famille que j’avais retrouvées aux Forges, grâce auxquelles j’ai pu montrer qu’ils avaient une voiture, un piano… et que tout ça avait disparu.

— Donc tu as déposé le dossier ?

— Oui, en 2000. C’était le dossier no 3816. J’ai été convoquée pour un oral qui devait avoir lieu… tiens-toi bien : début janvier 2003.

— Au moment de la carte postale…

— Oui, c’est pour ça que j’ai été mal à l’aise, avec cette histoire.

— Je comprends. Comme si quelqu’un te menaçait pour te déstabiliser dans ta démarche. Et comment s’est passée la commission ?

— J’étais face à une sorte de jury, un peu comme quand j’ai soutenu ma thèse. En face de moi il y avait le président de la commission, et aussi des représentants de l’État, mon rapporteur… cela faisait du monde… Je me suis brièvement présentée. On m’a demandé si je voulais m’exprimer, si j’avais des questions. J’ai dit non. Et puis le rapporteur m’a dit qu’il n’avait jamais vu un dossier aussi bien constitué.