— Cela ne m’étonne pas de toi, maman.
— Quelques semaines plus tard j’ai reçu un papier m’indiquant la somme d’argent que l’État allait me donner. Une somme… symbolique.
— Qu’est-ce que tu as ressenti ?
— Tu sais, pour moi, ce n’était pas une question d’argent. Au fond, ce qui m’importait, c’est que la République française reconnaisse que mes grands-parents avaient été déportés de France. C’était mon seul but. Quelque part… je voulais exister en France… à travers cette reconnaissance officielle.
— Mais tu crois donc que la carte postale avait un lien avec les gens qui s’occupaient de la commission ?
— C’est ce que j’ai pensé sur le moment. Mais aujourd’hui, je sais que c’est une pure coïncidence…
— Tu as l’air très sûre de toi.
— Oui. J’y ai beaucoup réfléchi. Pendant des semaines et des semaines. Qui, dans la commission, aurait pu m’envoyer une chose pareille ? Et pourquoi ? Pour m’intimider ? Que je ne me présente pas à la commission ? Et puis, à force de me creuser la tête, de relire les noms, les dossiers, j’ai eu une révélation. Quelques mois plus tard…
Lélia s’est levée pour aller chercher un cendrier. Je l’ai regardée silencieusement sortir de la pièce puis revenir.
— Tu te souviens, quand je t’ai dit que les Russes avaient plusieurs prénoms ? m’a demandé Lélia.
— Oui, comme dans les romans russes… « on finit par s’y perdre »…
— Eh bien ils avaient aussi plusieurs orthographes. « Ephraïm » s’écrivait aussi « Efraïm ». Dans les courriers administratifs, il écrivait son prénom avec un f. Mais dans le courrier personnel, il écrivait son prénom avec ph.
— Où veux-tu en venir ?
— Un jour, j’ai réalisé que, dans les dossiers déposés à la commission, j’avais écrit Efraïm avec un f. Et non pas ph comme sur la carte postale.
— Tu en as donc conclu que la carte n’était pas liée à la commission…
— … mais qu’elle venait forcément d’un intime de la famille.
Chapitre 8
1. Statistiquement, les lettres anonymes sont envoyées par le cercle des proches. En premier, par les membres de la famille, puis les amis, les voisins et enfin les collègues de travail. (= Proches des Rabinovitch.)
2. Toujours statistiquement, les voisins comptent beaucoup dans les faits divers. En région parisienne par exemple, plus d’un meurtre sur trois est dû à des altercations entre voisins. (= Voisins des Rabinovitch.)
3. Une célèbre graphologue, Suzanne Schmitt, affirme : « Avec l’expérience, on s’aperçoit que les personnes qui écrivent des lettres anonymes sont très souvent discrètes. Écrire une lettre anonyme, c’est une façon d’exprimer ce qu’elles ne peuvent pas dire oralement. » (= Personnalité discrète.)
4. Les courriers anonymes sont écrits, la plupart du temps, en lettres capitales, afin de brouiller les pistes. L’auteur prend sa main gauche s’il est droitier et inversement – afin de modifier son écriture. « Mais même avec la main gauche, les particularités ressortent », a observé Suzanne Schmitt. (= L’auteur de la carte anonyme n’a pas écrit en lettres capitales. Écriture modifiée ? Ou au contraire, voulait-il qu’on le reconnaisse ?)
J’ai lu à Lélia les notes que j’avais prises dans mon carnet. Elle m’a écoutée, le regard au loin, comme lorsqu’elle est très concentrée. J’ai dessiné trois colonnes sur ma page : voisins, amis, famille. Ces trois mots, perdus sur ma feuille blanche, me sont apparus soudain dérisoires. Et pourtant. Ils étaient nos seuls amers, qui offrent aux navigateurs des points de repère – un rocher, un clocher ou une tour. Nous allions nous y accrocher.
— Ok, je t’écoute, a dit Lélia en allumant une cigarette coupée en deux aux ciseaux, une de ses inventions personnelles pour moins fumer.
— Partons des amis de Myriam et Noémie. Qui connaissais-tu ?
— Je ne vois qu’une seule personne. Colette Grés.
— Oui, je m’en souviens, tu m’en avais parlé. Tu sais si elle était encore vivante en 2003 ?
— Tout à fait. Elle est morte en 2005. Je suis allée à son enterrement. Après la guerre, Colette était devenue infirmière dans les salles d’opération de la Pitié-Salpêtrière. C’était une femme très bien. Elle est restée proche de ma mère. Colette s’est beaucoup occupée de moi lorsque j’étais petite, quand Myriam a refait sa vie. Colette habitait 21 rue Hautefeuille. Je dormais dans la tourelle au deuxième étage.
— Alors tu crois qu’elle pourrait être l’auteure de la carte postale ?
— Pas du tout ! Je ne l’imagine pas m’envoyer une carte postale anonyme.
— Était-elle timide ?
— Timide, non. Je ne dirais pas timide. Mais discrète, oui. Une femme plutôt réservée.
— Elle perdait peut-être un peu la tête ?
— Non. Elle m’avait même écrit une lettre très sensée, un an ou deux avant sa mort… Mais le problème c’est… où est-elle, cette lettre ? Tu sais, je trouve, j’archive… mais je ne classe pas vraiment. C’est un peu le bazar… je ne peux pas te dire où sont les choses exactement…
Ma mère et moi avons levé nos yeux devant la bibliothèque remplie d’archives. Où cette lettre pouvait-elle être rangée, parmi les centaines de pages plastifiées des dizaines de classeurs ? Nous allions mettre des heures à la retrouver. Il fallait tout ouvrir, tout regarder, les boîtes cartonnées, les classeurs annotés, contenant des fac-similés de papiers administratifs, des photocopies de vieilles photographies. Pendant que nous nous mettions toutes les deux à chercher, comme si nous creusions dans le sable, j’ai raconté à Lélia mes dernières réflexions.
— J’ai fait une recherche auprès des éditeurs de la carte postale, « La Cigogne » SODALFA, on lit leur adresse écrite en tout petit, au milieu de la carte, avec le nom du photographe, Zone industrielle BP 28, 95380 Louvres. Je me suis dit qu’ils pourraient peut-être m’aider à retrouver la date où la photographie a été prise. Mais cette piste n’a rien donné.
— Dommage, a dit Lélia.
— Le cachet est celui de la poste centrale du Louvre. J’ai fait des recherches.
— Mais elle a fermé depuis, la poste du Louvre, non ?
— Oui, j’ai regardé sur Internet. En 2003, c’était la seule poste ouverte tous les jours de l’année, même le dimanche et les jours fériés. Toute la nuit. Le cachet a été apposé le 4 janvier 2003 : j’ai vérifié, c’était un samedi.
— Et donc ? a demandé Lélia en continuant à fouiller.
— Et donc on peut affirmer avec certitude que l’auteur de la carte postale s’est rendu à la poste centrale du Louvre, entre la nuit du vendredi au samedi, minuit une, et celle du samedi au dimanche, minuit moins une, « à l’exception du créneau allant de 6 h à 7 h 30 du matin, réservé à des opérations informatiques de maintenance et de sauvegarde ».
— Et que peux-tu en conclure ?
— J’ai regardé sur Internet le temps qu’il faisait ce jour-là. Je te cite le bulletin météorologique : « 8 cm de neige dans les rues du 12e arrondissement à Paris, du jamais vu depuis le 13 janvier 1999 à Paris. À 11 h 30, la pluie se transforme en neige, en grains d’abord, puis de la neige roulée ensuite. La visibilité est pratiquement nulle. »