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— Ah oui, je me souviens maintenant, il avait beaucoup neigé ce week-end-là…

— Il faut être pris d’une étrange nécessité pour envoyer une carte postale anonyme en plein milieu d’une tempête de neige. Tu ne trouves pas ?

Nous sommes restées quelques secondes à imaginer pourquoi l’auteur de la carte postale avait décidé ce jour-là de braver des intempéries capables de bloquer toute visibilité.

— La voilà ! finit par lancer ma mère en brandissant un papier ! C’est la lettre de Colette Grés !

Lélia m’a tendue une enveloppe sur laquelle était notée l’adresse de ma mère, mais au nom de Myriam. Exactement comme sur la carte postale. En revanche, la graphie n’avait rien à voir. La lettre était écrite sur un papier de correspondance bleu ciel, très épais et granuleux. Ma mère l’a lue rapidement, puis elle me l’a donnée sans faire de commentaire. Je l’ai sentie troublée.

31 juillet 2002

Ma chère Lélia,

Enfin une surprise très agréable pour moi ! Tu ne m’as pas oubliée ! Tu as bien fait de reconstituer le destin de ta famille Rabinovitch, ta mère était trop traumatisée par la perte de No et Jacques et de ses parents. Cela a été trop dur pour elle – j’ai toujours aimé Noémie, elle m’envoyait des lettres – superbes – elle aurait été un très bon écrivain.

J’ai eu des remords car j’avais une bicoque là-bas à côté de la Picotière, mais les soldats passaient toujours là – qui sait ! Devant la route ! Ils allaient chercher des lapins et des œufs je suppose dans la ferme d’à côté.

J’ai gardé ta lettre longtemps, je te téléphonerai en septembre… si je pars. Excuse-moi.

Je t’embrasse, Lélia, très affectueusement, Colette.

— Pourquoi Colette écrit-elle « tu ne m’as pas oubliée » ?

— Eh bien c’est simple. En 2002, j’étais dans mes recherches, j’ai eu l’idée de lui écrire, pour qu’elle me parle de la guerre et de ses souvenirs.

— Tu te souviens en quel mois tu lui as écrit ?

— Je dirais février ou mars 2002.

— Tu lui écris en mars… et elle attend le mois de juillet pour te répondre… quatre mois… or c’est une vieille dame… elle a du temps pour écrire… Tu sais, cela me fait penser que juillet est un mois particulier dans l’histoire des Rabinovitch… c’est l’arrestation des enfants dont elle parle dans sa lettre. Comme si quelque chose s’était ravivé en elle…

— Mais tout cela n’explique pas pourquoi Colette m’aurait envoyé, six mois plus tard, une carte postale anonyme…

— Moi je vois très bien au contraire ! Dans sa lettre, elle t’écrit : « J’ai eu des remords car j’avais une bicoque là-bas à côté de la Picotière. » C’est fort comme mot, « remords », on ne l’emploie pas à la légère. Il y a quelque chose qui la travaille depuis l’arrestation, profondément… juillet 2002… juillet 1942… Ce qui est troublant c’est qu’elle en parle comme si c’était hier, les soldats, les lapins… Au fond, elle s’est dit qu’elle aurait pu cacher les enfants dans cette bicoque… Comme si elle devait s’expliquer vis-à-vis de toi. Une façon de dire : j’aurais pu réussir à cacher Jacques et Noémie chez moi, peut-être, mais ils auraient quand même été découverts… donc il ne faut pas m’en vouloir.

— En effet. On dirait qu’elle se sent dans l’obligation de me rendre des comptes. On a l’impression qu’elle se justifie de quelque chose.

Soudain, tout est devenu clair dans ma tête. Et limpide. Tout s’emboîtait parfaitement.

— Donne-moi une cigarette maman.

— Tu refumes ?

— Oh ça va, c’est une moitié, en plus… Voilà comment je vois les choses. Après la guerre, Colette se sent coupable. Sans jamais oser aborder le sujet avec Myriam. Mais elle n’oublie jamais l’arrestation de Jacques et Noémie. Soixante ans après les faits, elle reçoit ta lettre. Et elle pense que tu cherches à interroger sa responsabilité pendant la guerre. Gênée, surprise, elle te répond cette lettre où, à demi-mot, elle évoque son sentiment de faute, ses « remords » comme elle dit. Elle a 85 ans, elle sait qu’elle va mourir et elle ne veut pas emmener ces repentirs dans l’au-delà. Alors elle envoie la carte pour se soulager de quelque chose.

— Ça se tient, mais j’ai un peu de mal à y croire…

— Tout colle, maman. Elle était encore en vie en 2003, elle a connu intimement la famille Rabinovitch. Et elle avait ton adresse sous la main… puisque tu lui avais envoyé une lettre quelques mois plus tôt. Je ne vois pas ce qu’il te faut de plus ?

— Donc cette carte serait un aveu ? s’est demandé ma mère, qui n’était toujours pas convaincue par mes arguments.

— Exactement. Avec un lapsus révélateur ! Puisqu’elle te l’envoie à toi – avec le nom de Myriam. Son objectif inconscient était de tout révéler à Myriam, depuis toujours. Tu dis que Colette s’est beaucoup occupée de toi, c’est qu’elle devait sentir une dette vis-à-vis de son amie, tu ne crois pas ? Cette carte est, d’une certaine manière, ce que Jodorowsky aurait appelé « un acte psychomagique ».

— Je ne connais pas…

— Jodorowsky dit, je le cite : « Nous trouvons dans l’arbre (généalogique) des endroits traumatisés, non digérés, qui cherchent indéfiniment à se soulager. De ces endroits sont lancées des flèches vers les générations futures. Ce qui n’a pas pu être résolu devra être répété et atteindre quelqu’un d’autre, une cible située une ou plusieurs générations plus loin. » Toi, tu es la cible de la génération d’après… Maman, est-ce que Colette habitait à côté de la poste du Louvre ?

— Pas du tout. Elle vivait dans le 6e, je t’ai dit, rue Hautefeuille… Je n’imagine pas Colette, 85 ans, mettre le pied dehors en pleine tempête. Elle aurait pu se briser les os à chaque coin de rue… pour aller jusqu’à la poste du Louvre un samedi. Cela ne tient pas debout.

— Elle a pu demander à quelqu’un de la mettre au courrier… une personne qui travaillait chez elle par exemple… et qui elle… aurait habité dans le coin du Louvre.

— L’écriture entre la carte et la lettre n’ont rien à voir.

— Et alors ! Elle a pu la falsifier…

Je suis restée quelques secondes silencieuse. Tout s’expliquait, tout rentrait dans des déductions précises, et pourtant. Pourtant, je me fiais à l’intuition de ma mère : elle pensait que ce n’était pas Colette.

— Ok maman, je t’entends. Mais j’ai quand même envie de comparer les écritures… En avoir le cœur net.

Cher Franck Falque, je crois que nous avons retrouvé, ma mère et moi, l’auteur de la carte postale. Elle s’appellerait Colette Grés, c’était une amie de ma grand-mère qui a très bien connu les enfants Rabinovitch. Elle est morte en 2005. Pourriez-vous m’aider à en savoir davantage ?

Franck Falque m’a répondu comme toujours, dans la minute suivante :

Vous devriez écrire à Jésus le criminologue dont je vous ai donné la carte.

J’aurais dû le faire depuis longtemps.

Cher Monsieur,

Sur les conseils de Franck Falque, je vous envoie une photographie de la carte postale anonyme que ma mère a reçue en 2003. Pourriez-vous me dire ce que vous en pensez ? Pourriez-vous dégager un profil psychologique de l’auteur ? Son âge ? Son sexe ? Ou toute information qui pourrait nous aider à l’identifier ? Je vous mets en pièce jointe la photo recto verso de la carte postale. Avec toute ma reconnaissance pour l’attention que vous porterez à ma demande, Anne.