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Chère Madame,

Les mots de la carte postale ne suffisent malheureusement pas pour effectuer un profilage psychologique par graphologie. Je peux simplement vous dire que l’écriture ne semble pas spontanée. Mais rien de plus.

Cordialement, Jésus.

Cher Monsieur,

Je comprends tout à fait que vous soyez réticent à l’idée de livrer une analyse à partir d’une petite quantité de mots, car cela met en péril la pertinence de votre travail. Malgré tout, pourriez-vous me donner quelques éléments ?

Je considérerais les résultats en sachant très bien qu’il faut les prendre « avec des pincettes ».

Je vous remercie infiniment,

Anne.

Chère Madame,

Voici quelques éléments donc, à « prendre avec des pincettes » comme vous dites.

1. Le A de Emma n’est pas du tout fréquent. Je dirais même que c’est très rare. C’est une façon de tracer les A qui est la marque d’une écriture déguisée intentionnellement. Ou de quelqu’un qui n’aurait pas l’habitude d’écrire.

2. Ce qui est troublant, c’est que l’écriture des prénoms à gauche de la carte semble modifiée, tandis que celle de l’adresse postale semble « sincère » – c’est le terme que nous utilisons pour désigner une écriture spontanée, non modifiée. La question est de savoir si c’est le même scripteur à droite et à gauche. Il me semble que oui. Mais je ne peux pas l’affirmer.

3. Les chiffres de l’adresse ne nous apportent pas d’éléments. Il faut savoir que les chiffres ne sont jamais très concluants pour nous, car nous ne possédons que 10 chiffres, les chiffres de 0 à 9 – tandis que nous disposons de 26 lettres. Les chiffres ne sont jamais vraiment personnalisés, nous apprenons à les tracer à l’école, tous de la même manière. Ensuite ils évoluent très peu dans notre vie. Ce n’est jamais un élément intéressant dans notre travail. Là, sur votre carte postale, à part les 3 particulièrement anguleux, les autres tracés sont très fréquents. (Les majuscules posent exactement le même problème.) Voilà tout ce que je peux observer,

Je ne peux pas vous en dire davantage,

Cordialement, Jésus.

Cher Monsieur,

J’ai une autre demande à vous faire. Mes soupçons se portent sur quelqu’un, dont je possède une lettre manuscrite.

Pourriez-vous comparer les écritures de la carte postale avec une lettre de deux pages ?

Cordialement, Anne.

Chère Madame,

Oui, c’est tout à fait possible. À une seule condition : il faut que la lettre manuscrite date de la même période que l’envoi de la carte postale. Les écritures changent en moyenne tous les cinq ans.

Cordialement, Jésus.

Cher Monsieur,

La lettre a été envoyée en juillet 2002 et la carte postale en janvier 2003 – cela fait seulement six mois d’écart.

Cordialement, Anne.

Chère Madame,

Envoyez-la-moi, je vais voir ce que je peux faire, s’il est possible de déterminer les correspondances graphiques avec la lettre.

Cordialement, Jésus.

Cher Monsieur,

Vous trouverez donc en pièce jointe la fameuse lettre manuscrite, écrite en juillet 2002. Pensez-vous qu’il puisse s’agir du même auteur que la carte postale ?

Cordialement, Anne.

Chapitre 9

Jésus m’a prévenue qu’il me répondrait, mais pas avant quinze jours. Je devais penser à autre chose en attendant, avancer dans mon travail, faire les courses, aller chercher ma fille à l’école, au judo, faire des crêpes et mettre des goûters dans des boîtes pour le quatre-heures, déjeuner avec Georges et prendre des nouvelles de Gérard qui était de nouveau reparti à Moscou. Et surtout, ne pas être impatiente.

Pourtant, tout me ramenait sans cesse à la carte postale. J’ai repensé à cette femme, Nathalie Zajde, que j’avais rencontrée chez Georges et dont il m’avait offert le livre. Elle parlait des livres Yizkor, « les livres compilés après la Seconde Guerre mondiale, remplis de souvenirs de gens qui étaient partis avant la guerre et des témoignages de ceux qui n’étaient pas partis, afin de conserver une trace des communautés ». J’ai pensé à Noémie, aux romans qui étaient en elle et qui ne seraient jamais écrits. Puis j’ai pensé à tous les livres qui étaient morts, avec leurs auteurs, dans les chambres à gaz.

Après la guerre, dans les familles juives orthodoxes, les femmes avaient eu pour mission de mettre au monde le plus d’enfants possible, afin de repeupler la terre. Il m’a semblé que c’était la même chose pour les livres. Cette idée inconsciente que nous devons écrire le plus de livres possible, afin de remplir les bibliothèques vides des livres qui n’ont pas pu voir le jour. Pas seulement ceux qu’on a brûlés pendant la guerre. Mais ceux dont les auteurs sont morts avant d’avoir pu les écrire.

J’ai pensé aux deux filles d’Irène Némirovsky qui, devenues adultes, avaient retrouvé le manuscrit de Suite française sous du linge au fond d’une malle. Combien de livres oubliés, cachés dans des valises ou des armoires ?

Je suis sortie pour marcher dans le jardin du Luxembourg, je me suis installée sur une des chaises en fer, profitant du charme mélancolique de ce jardin, que les Rabinovitch avaient traversé des dizaines de fois jadis.

Il y a eu soudain une odeur de chèvrefeuille après la pluie, j’ai marché vers le théâtre de l’Odéon, comme ce jour où, ayant enfilé cinq culottes les unes sur les autres, Myriam partit traverser la France dans le coffre d’une voiture. Les affiches n’étaient pas celles d’un Courteline mais d’une pièce d’Ibsen, Un ennemi du peuple, dans une mise en scène de Jean-François Sivadier. J’ai descendu la rue de l’Odéon et les escaliers de la ruelle Dupuytren qui donne sur la rue de l’École-de-Médecine. Je suis passée devant le 21 rue Hautefeuille et sa tourelle d’angle octogonale, où Myriam et Noémie Rabinovitch avaient passé des heures à rêver leurs vies, chez Colette Grés. J’ai essayé d’entendre les voix des petites filles juives d’autrefois. Quelques mètres plus loin, dans la rue, une pancarte historique mentionnait : « Le terrain délimité par la rue Hautefeuille, entre les numéros 15 et 21, la rue de l’École-de-Médecine, la rue Pierre-Sarrazin et la rue de la Harpe fut au Moyen Âge, jusqu’en 1310, un cimetière juif. » Les poches de temps communiquaient sans cesse.

J’ai traversé les rues de Paris avec le sentiment de déambuler, hagarde, dans une maison trop grande pour moi. J’ai continué mon chemin vers le lycée Fénelon. C’était là, que, pendant deux années, j’avais été khâgneuse.

Aujourd’hui comme il y a vingt ans, je quittais la lumière de la rue Suger pour trouver l’obscurité et la fraîcheur du hall d’entrée. Ces vingt années étaient passées vite. Je ne savais pas à l’époque que Myriam et Noémie avaient été élèves dans ce lycée, et pourtant, quelque chose en moi sentait que je devais étudier là et pas ailleurs. « Il me parle d’une manière que les autres ne peuvent pas comprendre », avait écrit Louise Bourgeois sur ses années à Fénelon. Elle avait aussi écrit cette phrase que je gardais en moi : « Si vous ne pouvez pas vous résoudre à abandonner le passé, alors vous devez le recréer. » J’ai ressenti, en passant sous le grand porche en bois, que Myriam et Noémie n’avaient jamais été si proches de moi. Nous avions eu les mêmes émotions, les mêmes désirs de jeunes filles, dans cette même cour de récréation. L’horloge en bois sombre, avec ses deux aiguilles sculptées en forme de ciseaux, les vieux marronniers aux troncs tachetés de la cour, les rampes d’escalier en fer forgé, étaient les mêmes dans mes pupilles que dans les leurs. Je suis montée pour regarder la cour, depuis les coursives du premier étage, il m’a semblé que la guerre était toujours là, partout, dans l’esprit de ceux qui l’avaient vécue, de ceux qui ne l’avaient pas faite, des enfants de ceux qui avaient combattu, des petits-enfants de ceux qui n’avaient rien fait, qui auraient pu faire plus, la guerre continuait de guider nos actions, nos destins, nos amitiés et nos amours. Tout nous ramenait toujours à ça. Les déflagrations continuaient de résonner en nous.