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Dans ce lycée, je m’étais passionnée pour l’Histoire, j’avais appris à étudier les facteurs des crises, les événements déclencheurs. Causes et conséquences. Comme un jeu de dominos, où chaque pièce fait basculer la pièce suivante. C’est ainsi qu’on m’avait enseigné les enchaînements logiques des événements, sans phénomènes aléatoires. Et pourtant, nos vies n’étaient faites que de heurts et de cassures. Et pour reprendre les mots de Némirovsky, « on n’y comprend rien ». J’ai senti une main posée sur mon épaule qui m’a fait sursauter :

– Que cherchez-vous ? m’a demandé la surveillante du lycée.

– Justement, je ne sais pas bien, lui ai-je répondu… j’étais élève ici autrefois. Je voulais juste voir… si les choses avaient changé. Je m’en vais tout de suite. Excusez-moi.

Chapitre 10

J’ai retrouvé Gérard Rambert au restaurant chinois et nous avons commandé le menu du jour, toujours le même.

— Tu sais, me dit Gérard, en 1956, le Festival de Cannes annonce que, parmi les films sélectionnés pour représenter la France en compétition pour la Palme d’or, il y aura le film d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard. Et qu’est-ce qui se passe ?

— Je ne sais pas…

— Ouvre grand tes oreilles, bien qu’elles soient toutes petites tes oreilles, j’ai rarement vu des oreilles aussi petites tu sais, mais écoute bien. Le ministère des Affaires étrangères d’Allemagne de l’Ouest demande au gouvernement français de faire retirer le film de la sélection officielle. Tu m’entends ?

— Mais au nom de quoi ?

— Au nom de la réconciliation franco-allemande ! Il faudrait pas l’empêcher, tu comprends !

— Et le film est retiré de la compétition ?

— Oui. Oui. Tu veux que je répète ? Oui. Oui ! Cela s’appelle, tout simplement, de la censure.

— Mais je croyais que ce film avait été projeté à Cannes !

— Ah ! Il y a eu des protestations, c’est normal. Et le film sera projeté mais… hors compétition ! C’est pas tout. La commission de censure française avait demandé qu’une archive soit coupée du documentaire, une photographie où l’on voit un gendarme français surveiller le camp de Pithiviers. Faudrait pas qu’on dise trop que ce sont les Français qui ont aidé à l’organisation de tout ça.

Tu sais, après la guerre, les gens en avaient marre d’entendre parler de nous. À la maison, c’était pareil. Personne ne me parlait jamais de ce qui s’était passé pendant la guerre. Jamais. Je me souviens d’un dimanche de printemps – mes parents avaient invité une dizaine de personnes à la maison –, il faisait chaud ce jour-là, les femmes étaient en robes légères, les hommes en manches courtes. Et je remarque une chose : tous les invités de mes parents ont un numéro tatoué sur le bras gauche. Tous. Michel, le frère du père de ma mère… Arlette, la femme du frère du père de ma mère… a un numéro tatoué sur le bras gauche. Son cousin et sa femme aussi. De même que Joseph Sterner, l’oncle de ma mère. Et moi je suis là, au milieu de toutes ces vieilles personnes, je tourne comme un moustique, je suis sans doute en train de les énerver un peu à tournicoter autour d’eux. C’est à ce moment-là que l’oncle Joseph décide de me taquiner. Et soudain il me dit :

— Toi, tu ne t’appelles pas Gérard.

— Ah bon ? Comment je m’appelle alors ?

— Toi tu t’appelles Supermalin.

L’oncle Joseph parlait avec un accent yiddish à couper au couteau, il appuyait sur la première syllabe pour laisser mourir les dernières, ça fait « SI-PER-ma-lin ».

Je prends très mal cette remarque parce que je suis un enfant et que tous les enfants sont susceptibles – tu sais ça. J’aime pas du tout la blague de l’oncle Joseph. Et soudain tous ces vieux m’énervent terriblement. Alors je décide d’accaparer l’attention de ma mère, de l’avoir pour moi un peu, je la prends à part et je lui demande :

— Maman, pourquoi Joseph il a un numéro tatoué sur le bras gauche ?

Ma mère fait une moue et m’envoie balader :

— Tu ne vois pas que je suis très occupée ? Va jouer plus loin, Gérard.

Mais j’insiste.

— Maman, il n’y a pas que Joseph. Pourquoi TOUS les invités ont un numéro tatoué sur le bras gauche ?

Alors ma mère plante ses yeux dans les miens et me dit sans sourciller :

— Ce sont leurs numéros de téléphone, Gérard.

— Leurs numéros de téléphone ?

— Tout à fait, dit ma mère en hochant la tête pour être davantage persuasive. Leurs numéros de téléphone. Tu vois, ce sont de vieilles personnes, alors c’est pour qu’ils ne l’oublient pas.

— Quelle bonne idée ! j’ai dit.

— Voilà, a répondu ma mère. Et tu ne me reposes plus jamais la question, tu as compris, Gérard ?

— Et j’ai cru ma mère pendant des années. Tu m’entends ? Pendant des années j’ai pensé que c’était génial, que toutes ces vieilles personnes ne se perdraient pas dans la rue, grâce à leur numéro de téléphone. Maintenant on va demander un supplément nems, parce qu’ils ont l’air très bons. Je vais te dire quelque chose, ma vie entière a été hantée par « ça ». À chaque fois que je croisais quelqu’un, je me demandais : « Victime ou bourreau » ? Jusqu’à mes 55 ans je dirais. Après, cela m’est passé. Et aujourd’hui, je ne me pose plus que très rarement cette question… sauf quand je croise un Allemand de 85 ans… bon… heureusement je ne croise pas tous les jours un Allemand de cet âge, tu vois. Parce qu’ils étaient tous nazis ! Tous ! Tous ! Jusqu’à maintenant ! Jusqu’à ce qu’ils crèvent ! Si j’avais eu 20 ans en 1945 je serais allé voir les chasseurs de nazis et j’y aurais consacré ma vie. Je te jure qu’il vaut mieux pas être juif dans ce monde… c’est pas quelque chose en moins. Mais c’est pas quelque chose en plus… Allez on va partager un dessert, c’est toi qui choisis.

Quand j’ai quitté Gérard, Lélia m’a téléphoné, elle voulait me montrer des choses importantes, des papiers retrouvés dans ses archives. Je devais venir chez elle.

Quand je suis arrivée dans son bureau, elle m’a tendu deux lettres tapées à la machine.

— On ne pourra pas les faire analyser, ai-je dit à Lélia.

— Lis, m’a-t-elle répondu. Cela va t’intéresser.

La première lettre était datée du 16 mai 1942. Soit deux mois avant l’arrestation de Jacques et Noémie.