Mamoutchka chou,
En vitesse ce mot pour te dire que je suis bien arrivée. Je ne puis t’écrire longuement car j’ai un boulot monstre, suis obligée de remplacer une absente !
(…)
N’as-tu pas trouvé que No était changée ? Beaucoup moins gaie qu’avant. Je crois quand même qu’elle était contente de ces 24 heures passées ensemble où je t’ai plaquée honteusement. Aujourd’hui il flotte sans arrêt : mes pauvres z’haricots !(…) Tu ne m’en veux pas trop d’être passé si peu de temps à la Pic Pic ? Je t’embrasse très fort et t’écrirai longuement ce soir,
Ta Colette.
La seconde lettre était datée du 26 juillet, soit treize jours après l’arrestation des enfants Rabinovitch.
Paris le 23 juillet 1942
Mon petit maman,
Trouvé ta lettre du 21 en arrivant à la maison. Je continue à la machine car je vais deux fois plus vite non pas que je veux bâcler ma lettre mais j’ai du boulot, beaucoup de boulot. (…) Nouvelles diverses
1° – Bureau : atmosphère de bagarre entre Toscan et nous, Etienne s’en va toujours à Vincennes. (…)
2° – Reçu une lettre à midi de M. ou Mme Rabinovitch qui m’a attristée : No et son frère ont été enlevés comme beaucoup d’autres Juifs : les parents n’ont aucune nouvelle d’eux depuis. C’était d’ailleurs la semaine où je devais aller aux Forges. Tu vois, mon peu d’enthousiasme était un mauvais pressentiment. Je vais essayer de joindre Myriam. Pauvre gosse de No. 19 ans et son frère 17 ans à peine. À Paris cela a été paraît-il effrayant. Séparation des enfants, des maris, femmes, mères etc. On ne laissait aux mères que leurs enfants de moins de 3 ans !
3°- Ai écrit à Raymonde : je suis contente qu’elle vienne car depuis midi, je suis absolument démontée par la nouvelle des Forges.
(…) Ta Colette.
Cela m’a semblé si étrange. « No et son frère ont été enlevés comme beaucoup d’autres Juifs : les parents n’ont aucune nouvelle d’eux depuis. » Enlevés ? Le terme était déroutant. Tout comme le caractère banal et quotidien de ces lettres. L’organisation de l’extermination des Juifs était évoquée au milieu des questions de rationnement, des nouvelles du chat et de la pluie. Je l’ai dit à ma mère.
— Ce n’est pas facile de juger hier avec les yeux d’aujourd’hui, tu sais. Et peut-être qu’un jour, nos vies quotidiennes seront considérées comme désinvoltes et irresponsables par nos descendants.
— Tu ne veux pas que je juge Colette… mais ces deux lettres ne font que confirmer ma supposition. Colette a été profondément marquée par ce qui est arrivé aux Rabinovitch pendant la guerre. Elle en a ressenti une culpabilité toute sa vie.
— Peut-être, a dit Lélia en levant les sourcils.
— Mais pourquoi tu ne veux pas reconnaître que tout concorde ? Elle ressasse le même sujet ! Six mois avant que tu reçoives la carte postale. C’est quand même absolument incroyable ! Tu ne trouves pas ?
— Je reconnais que la coïncidence est troublante.
— Mais ?
— Mais ce n’est pas Colette qui a envoyé la carte postale anonyme.
— Pourquoi tu dis ça ? Qu’est-ce qui te rend si sûre de toi ?
— Parce que cela ne colle pas. Je ne sais pas comment te dire. C’est comme si tu me disais que 2 + 3 font 4. Tu pourrais me le démontrer, je te dirais que… cela ne colle pas. Tu comprends ? Je n’y crois pas.
Chapitre 11
« Chère Madame,
Comme discuté au téléphone, les quelques mots examinés ne sont pas suffisants pour faire une affirmation complète à 100 pour 100, néanmoins nous pouvons affirmer que ces quelques mots ne semblent pas émaner du même scripteur que celui de la lettre manuscrite. Nous restons à votre entière disposition pour tout autre renseignement que vous pourriez souhaiter.
Cordialement, Jésus F. Criminologue. Expert en Écritures et Documents. »
Jésus et ma mère s’accordaient sur ce point : Colette n’était pas l’auteur de la carte postale anonyme.
J’ai ressenti une grande déception. Une lassitude aussi.
J’ai repris ma vie quotidienne, en mettant tout cela loin de moi. Je couchais Clara dans son petit lit et lui lisais l’histoire de Momo le crocodile de mauvaise humeur, ensuite je fermais les yeux en m’allongeant sur mon lit. Les voisins du dessus jouaient du piano, la musique qui provenait du plafond m’enveloppait. Un soir j’ai eu la sensation que les notes tombaient dans ma chambre comme une pluie fine.
Les jours suivants, je me suis sentie abattue. Je n’avais plus envie de rien. J’avais tout le temps froid et seul un jet d’eau chaude sous la douche me permettait de revenir à la vie. Je n’ai pas déjeuné avec Georges. J’étais épuisée. La seule chose que j’ai eu envie de faire, c’est d’aller à la cinémathèque acheter des films de Renoir pour voir l’oncle Emmanuel. J’ai trouvé Tire-au-flanc et La Nuit du carrefour. Ils n’avaient plus La Petite Marchande d’allumettes. Le pseudonyme de Manuel Raaby est apparu au générique et cela m’a semblé à la fois irréel et très triste. Ensuite j’ai été prise d’une envie irrépressible de dormir, comme sous l’effet d’un somnifère, j’ai mis mon pull sous la tête et j’ai pensé à Emmanuel, j’ai songé à téléphoner à Lélia pour lui demander la date exacte et les circonstances de sa mort. Mais je n’en ai pas eu le courage.
J’ai été réveillée par la sonnette de la porte d’entrée.
Georges est apparu dans l’ombre de la porte, une bouteille de vin et un bouquet de fleurs dans les mains.
— Puisque tu ne veux plus sortir de chez toi… il fallait que je fasse quelque chose, sinon je vais finir par trop te manquer, a-t-il dit en riant.
J’ai fait entrer Georges dans mon appartement, sans faire de bruit pour ne pas réveiller Clara qui dormait. Nous sommes allés dans la cuisine pour déboucher la bouteille de vin.
— Tu as reçu la réponse de Jésus finalement ? m’a-t-il demandé.
— Oui, et ce n’est pas Colette. Cela m’a un peu découragée. Je me suis dit à quoi bon ?
— Ne te décourage pas. Il faut que tu ailles au bout.
— Je pensais au contraire que tu m’encouragerais à abandonner.
— Non. Il faut que tu persévères. Continue d’y croire.
— Je n’y arriverai jamais. Je vais juste perdre des heures et des heures inutiles.
— Je suis sûr qu’il y a d’autres choses à découvrir.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je ne sais pas… recommence là où tu t’es arrêtée. Tu verras bien où cela te mène.
J’ai ouvert mon carnet de notes et je l’ai montré à Georges.
— Voilà où je me suis arrêtée.
La page contenait trois colonnes. Famille. Amis. Voisins.
— La famille… il ne restait plus personne. Les amis… nous avons fait le tour avec Colette. Il reste à présent les voisins.
Chapitre 12
— Tu veux qu’on aille demander aux gens du village ce qui s’est passé dans les années 40 ?
— Oui. On va aux Forges et on interroge les voisins. On leur demande qui ils ont vu, ce dont ils se souviennent.
— Tu penses sérieusement qu’on va retrouver des gens qui ont connu les Rabinovitch ?