Pour ce dîner de Pessah, Emma a préparé des matsots selon la recette de Katerina, la vieille cuisinière de ses beaux-parents. Elle veut que son mari retrouve la fadeur délicieuse des repas de son enfance. Ce soir-là Ephraïm est d’excellente humeur, il fait rire la petite en imitant son grand-père :
— Le foie haché est le meilleur remède contre les misérables problèmes de la vie, dit-il en prenant l’accent russe de Nachman, avant d’enfourner dans son gosier des petits pâtés de volaille.
Mais au milieu des rires, Ephraïm ressent soudain une peine dans le cœur – Aniouta. Une image traverse son esprit, celle de sa cousine, qu’il imagine au même moment, fêtant Pessah dans sa propre famille, avec un mari, un bébé peut-être, penchée sur le livre de prières, autour d’une table éclairée à la bougie. Combien la maturité doit l’avoir rendue belle, songe-t-il. Encore plus belle ! Une ombre assombrit son visage, qu’Emma remarque immédiatement.
— Tout va bien ? demande-t-elle.
— Et si nous faisions un autre enfant ? répond Ephraïm.
Dix mois plus tard, Noémie – la Noémie de la carte postale – naît à Riga le 15 février 1923. Cette petite sœur détrône Myriam de son royaume, elle a le visage rond de sa mère, rond comme la lune.
Grâce à l’argent qu’il dégage des ventes de ses œufs d’esturgeon, Ephraïm achète un local pour y installer un laboratoire expérimental. Il veut créer de nouvelles machines. Ephraïm passe des soirées entières, l’œil brillant, à expliquer à sa femme les principes de ses inventions.
— Les machines seront une révolution. Elles libéreront les femmes de leur harassant travail domestique. Écoute ça : « Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat », tu n’es pas d’accord ? demande Ephraïm qui continue de lire Karl Marx, même s’il est désormais un patron à la tête d’un florissant commerce.
— Mon mari est pareil à l’électricité, écrit Emma à ses parents, il voyage partout pour apporter la lumière du progrès.
Mais Ephraïm l’ingénieur, le progressiste, le cosmopolite, a oublié que celui qui vient d’ailleurs restera pour toujours celui qui vient d’ailleurs. La terrible erreur que commet Ephraïm, c’est de croire qu’il peut installer son bonheur quelque part. L’année suivante, en 1924, un baril de caviar avarié plonge sa petite entreprise dans la banqueroute. Malchance ou manœuvre de jaloux ? Ces migrants arrivés en charrette sont devenus trop vite des notables. Les Rabinovitch deviennent persona non grata dans le Riga des goys. Les voisins de la cour Binderling demandent à Emma de cesser d’importuner le quartier avec le va-et-vient de ses élèves. Elle apprend par ses relations de la synagogue que des Lettons ont pris son mari pour cible et qu’ils l’importuneront jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’autre choix que de partir. Elle comprend qu’il faut faire les valises, encore une fois. Mais pour aller où ?
Emma écrit à ses parents, mais les nouvelles de Pologne ne sont pas bonnes. Son père, Maurice Wolf, semble inquiet à cause des grèves qui éclatent partout dans le pays.
— Tu sais ma fille combien mon plus grand bonheur serait de t’avoir près de moi. Mais je ne dois pas être égoïste et mon devoir de père est de te dire que vous devez peut-être réfléchir à vous éloigner davantage, ton mari, toi et les enfants.
Ephraïm envoie un télégramme à son petit frère, Emmanuel. Mais malheureusement, ce dernier occupe à Paris l’appartement d’amis peintres, Robert et Sonia Delaunay, qui ont un petit garçon. Ephraïm écrit alors à Boris, son grand frère réfugié à Prague, comme de nombreux membres du parti SR. Mais là-bas, la situation politique est trop instable et Boris déconseille à Ephraïm de venir s’installer.
Ephraïm n’a plus d’argent et plus de choix. La mort dans l’âme, il envoie en Palestine un télégramme : Nous arrivons.
Chapitre 6
Pour se rendre en Terre promise, il faut piquer au sud de Riga, sur deux mille cinq cents kilomètres en ligne droite. Traverser la Lettonie, la Lituanie, la Pologne et la Hongrie avant de prendre le bateau à Constanza en Roumanie. Le voyage dure quarante jours. Comme celui de Moïse au mont Sinaï.
— On s’arrêtera chez mes parents à Lodz. Je voudrais présenter les filles à ma famille, annonce Emma à son mari.
Après avoir traversé l’étang Ludka, Emma retrouve sa ville d’enfance qui lui avait tant manqué. L’effervescence du trafic, entre les trolleys, les voitures et les drojkis qui se croisent dans un brouhaha infernal, effraye les enfants mais ravit Emma.
— Chaque ville a son odeur, tu sais, dit-elle à Myriam. Ferme les yeux et respire.
Myriam baisse les paupières et sent le parfum des lilas et du goudron du quartier Baluty entrer en elle, les effluves d’huile et de savon des rues de Polesie, les odeurs de cholent qui sortent des cuisines, et partout la poussière des tissus, leurs peluches qui s’échappent des fenêtres. En traversant les quartiers ouvriers juifs, pour la première fois Myriam découvre ces hommes habillés en noir, nuées d’oiseaux austères, avec leurs barbes sombres, leurs papillotes qui rebondissent de chaque côté des oreilles comme des ressorts, leurs tsitsits qui tombent sur leurs longs caftans de reps et leurs larges chapeaux de fourrure sur la tête. Certains portent sur le front un phylactère, gros dé noir mystérieux.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Myriam qui, à l’âge de 5 ans, n’est encore jamais entrée dans une synagogue.
— Ce sont des religieux, répond Emma avec respect, ils étudient les textes.
— Personne ne les a prévenus de l’arrivée du XXe siècle ! rigole Ephraïm.
Myriam s’imprègne de ces visions fantasmagoriques du quartier juif. Le regard d’une petite vendeuse de gâteaux au pavot, une enfant de son âge, s’inscrit en elle, ainsi que les silhouettes des vieilles femmes, assises par terre, foulards colorés sur la tête, vendant des fruits pourris et des peignes sans dents. Myriam se demande qui peut bien leur acheter des choses aussi sales ?
En ces années 20, les rues de Lodz semblent surgir du siècle précédent mais aussi d’un livre ancien fait de contes étranges, d’un monde grouillant de personnages aussi merveilleux qu’effrayants, un monde dangereux où les voleurs rusés et les belles prostituées surgissent à chaque coin de rue armés de leur panache, où les hommes vivent avec les bêtes dans des rues labyrinthiques, où les filles de rabbins veulent étudier la médecine et leurs amoureux éconduits prendre des revanches sur la vie, où les carpes vivantes baignent dans des bassines, se mettant soudain à parler comme dans les légendes yiddish, où l’on chuchote des histoires de miroirs noirs, où l’on mange dans la rue des petits pains frais beurrés au fromage blanc.
Myriam se souviendra toute sa vie de l’odeur doucement écœurante des vendeurs de beignets au chocolat dans la chaleur de la ville en ébullition.
Les Rabinovitch arrivent ensuite dans le quartier polonais, où l’on entend aussi le clac-clac des métiers à tisser. Mais l’accueil est pour le moins brutal.
— Hep hep Jude, entendent-ils sur leur passage.
Une bande de gamins, suivie par des chiens, leur lance des petits graviers. Myriam reçoit une pierre pointue, juste sous l’œil. Quelques gouttes de sang gâtent la belle robe qu’elle porte pour le voyage.