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— Bien sûr. Les enfants de 1942 ont 80 ans aujourd’hui. Ils peuvent avoir des souvenirs. On y va demain matin. On va partir demain très tôt, dès que j’aurai déposé Clara à l’école.

Le lendemain matin, Lélia m’attendait, porte d’Orléans, dans sa petite Twingo rouge, la radio à fond, avec les informations du jour. Sa voiture sentait le tabac froid et le parfum, une odeur que je connaissais depuis toujours. Pour m’asseoir sur le siège avant, j’ai dû pousser le bazar qui traînait, une trousse de crayons, un vieux polar, un gant sans sa moitié, un gobelet de café vide et son sac à main. La voiture de l’inspecteur Columbo, ai-je pensé.

— Tu as l’adresse exacte de la maison ?

— Non, a répondu Lélia. Figure-toi que j’ai retrouvé plein de papiers sur les Forges dans mes archives, mais pas avec l’adresse !

— Bon, on va se débrouiller sur place, le village est petit.

Le GPS nous a annoncé un trajet d’une heure et vingt-sept minutes. La radio allumée, il était question des élections européennes et du grand débat national. Soudain le ciel s’est noirci. Nous étions concentrées sur notre expédition. J’ai baissé le bouton du volume de la radio et j’ai commencé à réfléchir à voix haute, sur ce qui avait pu advenir de la maison des Forges depuis que les parents Rabinovitch l’avaient quittée, un jour d’octobre 1942.

— Ils attendaient d’être arrêtés, ai-je dit à Lélia, ils voulaient retrouver leurs enfants en Allemagne. Donc avant de partir, forcément, ils ont rangé la maison et donné des consignes aux voisins. On donne un double des clés à quelqu’un de confiance. Non ? Si ça se trouve elle existe toujours, cette clé.

— Ils l’ont donnée au maire, a affirmé Lélia.

Ma mère a profité de ma surprise pour allumer une cigarette.

— Au maire ? ai-je dit en toussant. Mais comment tu sais ça ?

— Regarde dans la pochette qui est sur la banquette arrière. Tu vas comprendre.

J’ai tendu le bras par-dessus le siège de la voiture pour attraper une chemise en carton verte.

— Maman, ouvre au moins ta fenêtre ou je vais vomir.

— Je pensais que t’avais repris la clope.

— Non, je refume uniquement pour supporter tes cigarettes. Ouvre la fenêtre !

La chemise en carton contenait des papiers photocopiés, ceux que ma mère avaient réussi à récupérer quand elle avait fait le dossier pour la commission Mattéoli. J’ai pris une lettre à l’en-tête de la mairie des Forges, écrite à la main par monsieur le maire en personne. Elle était datée du 21 octobre 1942, soit douze jours après l’arrestation d’Ephraïm et Emma.

Le Maire

À Monsieur le directeur des Services

agricoles de l’Eure

Monsieur le Directeur,

J’ai l’honneur de vous informer qu’après l’arrestation du ménage Rabinovitch j’ai procédé à la fermeture des portes de l’habitation dont j’ai conservé les clés. J’ai fait ensuite dresser, en présence du Syndic communal récemment désigné, un inventaire sommaire du mobilier. Les deux porcs qui restaient sont actuellement gardés par Monsieur Fauchère Jean, avec le grain que nous avons trouvé. Mais la situation ne peut se prolonger, l’ouvrier demandant un salaire journalier de 70 francs. (Il procède actuellement au battage de l’orge à la main.) De plus il existe, dans le jardin, quelques fruits et légumes dont il faudrait tirer parti. Et à l’effet de liquider cette situation il serait nécessaire de nommer un administrateur officiel.

Je serais heureux de recevoir quelques directives, la Préfecture me répondant qu’elle ne peut faire solutionner actuellement cette situation anormale.

Avec mes remerciements anticipés, je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments distingués,

Le Maire.

L’écriture du maire était maniérée. Les majuscules des D s’enroulaient sur elles-mêmes de façon un peu ridicule, et les E s’envolaient en volutes sophistiquées.

— Tant de joliesse pour écrire des horreurs.

— Ce devait être un sacré connard.

— Maman, il faut qu’on retrouve les descendants de ce monsieur Jean Fauchère.

— Prends la lettre en dessous. C’est la réponse du directeur des Services agricoles de l’Eure, qui réagit dès le lendemain. Il envoie une lettre à la préfecture.

ÉTAT FRANÇAIS

Le Directeur des Services agricoles de l’Eure,

À monsieur le Préfet de l’Eure (3e Division)

ÉVREUX

J’ai l’honneur de vous adresser inclus une lettre par laquelle M. le Maire des Forges me signale qu’il conviendrait de liquider la situation du ménage juif RABINOVITCH qui habitait sur sa commune, par la nomination d’un administrateur officiel chargé de s’occuper de l’entretien de la maison appartenant à ce ménage.

Étant totalement incompétent pour entreprendre de suivre cette affaire dont mes services ne peuvent être chargés, je ne puis que vous prier de donner à M. le Maire des Forges les directives nécessaires qu’il sollicite. Le Directeur.

— Les administrations se renvoient le problème.

— Tout à fait. Personne ne semble vouloir répondre au maire des Forges. Ni la préfecture, ni le directeur des Services agricoles.

— Pourquoi, à ton avis ?

— Ils sont surchargés de travail… ils n’ont pas le temps de s’occuper du sort des deux porcs et des pommiers du « ménage juif Rabinovitch ».

— Tu ne trouves pas bizarre qu’ils élèvent des porcs, alors qu’ils étaient juifs ?

— Mais ils s’en foutaient complètement ! Ce truc de ne pas manger de porc, franchement. Dans les pays chauds, les chairs mortes se conservaient mal et pouvaient être toxiques. Mais c’était il y a deux mille ans ! Ephraïm n’était pas religieux.

— Tu sais, peut-être que le directeur agricole répond au maire qu’il n’est pas compétent, comme une forme de résistance. Ne pas s’en occuper… c’est une façon d’empêcher que les choses se fassent.

— Toi tu es une optimiste. Je ne sais vraiment pas d’où te vient ce trait de caractère…

— Arrête de dire ça ! Je ne suis pas optimiste ! Je pense simplement qu’il faut considérer les deux faces de la feuille de papier. Tu comprends, ce qui me fascine dans cette histoire, c’est de penser que dans une même administration, l’administration française, puissent coexister au même moment des justes et des salauds. Prends Jean Moulin et Maurice Sabatier. Ils sont de la même génération, ils ont reçu à peu près la même formation, ils deviennent tous les deux préfets, avec des similitudes de parcours. Mais l’un devient le chef de la Résistance et l’autre, préfet sous Vichy, supérieur hiérarchique de Maurice Papon. L’un est enterré au Panthéon et l’autre inculpé de crime contre l’humanité. Qu’est-ce qui détermine l’un et l’autre ? Maman éteins ta cigarette, on va mourir étouffées !

Ma mère a ouvert sa fenêtre et jeté son mégot sur la route. Je n’ai pas fait de commentaire, mais je n’en pensais pas moins.

— Prends la troisième feuille dans la pochette. Tu vas voir que le maire des Forges n’est pas resté les bras croisés à attendre, il a pris les choses en main, il s’est rendu à la préfecture d’Évreux. Et en retour, il reçoit cette lettre, datée du 24 novembre 1942. Un mois plus tard.

Division de l’administration

générale et de la Police,