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Bureau de la police des Étrangers

Référence à rappeler

Rabinovitch 2239 / EJ

Évreux le 24 novembre 1942

Monsieur le Maire des Forges,

Monsieur,

Comme suite à votre visite du 17 novembre dernier, au bureau général des étrangers, j’ai l’honneur de vous faire connaître que je vous autorise à vendre au ravitaillement général les deux porcs appartenant au juif Rabinovitch interné le 8 octobre dernier. Vous ferez bien de vous mettre en rapport à ce sujet avec M. l’Intendant Directeur Général du Ravitaillement Général, caserne Amey à Évreux. Le montant de cette vente sera conservé par vos soins et versé par la suite à l’administrateur provisoire qui sera nommé prochainement.

— Il y a eu un administrateur provisoire chez Emma et Ephraïm ?

— Nommé en décembre. Il est chargé de s’occuper du jardin et des terrains des Rabinovitch.

— Il va habiter dans la maison ?

— Non, pas du tout. Ce sont les terrains qui sont récupérés, spoliés si tu préfères, au compte de l’Allemagne par l’État français – comme toutes les entreprises qui appartiennent à des Juifs –, pour ensuite être confiés à des entrepreneurs français. Dans le cas des Rabinovitch, un administrateur provisoire va employer des ouvriers qui accèdent aux terrains extérieurs mais ils n’entrent pas dans la maison.

— Mais alors que devient la maison ?

— Après la guerre, très vite, Myriam a voulu vendre. Sans se rendre sur place. C’était trop dur pour elle. Tout fut géré par notaires interposés en 1955. Ensuite Myriam ne parla plus des Forges. Mais moi je savais que cette maison existait. J’avais 11 ans, quand elle a été vendue. Est-ce que j’ai entendu des bribes de conversations ? Quoi qu’il en soit, j’avais très clairement à l’esprit que ma famille inconnue, cette famille de fantômes, avait habité dans un village appelé « Les Forges ». C’était dans un coin de ma tête et cela devait me tracasser, un peu comme toi aujourd’hui, parce qu’en 1974, l’année de mes 30 ans, le destin m’a mise sur le chemin de ce village.

À cette époque-là, nous sommes trois, ton père, ta grande sœur et moi. Nous vivons quasiment en communauté avec nos copains, on se déplace toujours en bande… Un week-end, nous nous retrouvons dans la maison de famille d’un de nos potes, près d’Évreux. J’achète une carte Michelin et puis soudain, en traçant la route au crayon, je vois le nom des Forges apparaître, à huit kilomètres de là où nous allons. Ça me fait un choc, tu comprends. Ce village n’était pas une idée. Pas une légende. Il existait vraiment. Le samedi soir, nous faisons une grande fête chez nos copains, c’est très joyeux, il y a du monde, mais je ne parviens pas à être tout à fait présente, je suis prise par cette idée que je pourrais aller aux Forges, comme ça. Pour voir. Et je ne dors pas de la nuit. Au petit matin, je prends ma voiture et je pars un peu au gré des chemins… une force me guide, je ne me perds pas, je tourne au bon endroit, et je m’arrête devant une maison au hasard. Je sonne. Une femme vient m’ouvrir au bout de quelques secondes. Elle est âgée, elle a une bonne tête, sympathique, les cheveux blancs, elle me fait une agréable impression.

— Excusez-moi, je cherche la maison des Rabinovitch qui habitaient aux Forges pendant la guerre. Cela vous dit quelque chose ? Savez-vous par hasard où elle se trouve ?

Je vois la dame me regarder étrangement. À ce moment-là, la femme pâlit et me demande :

— Vous êtes la fille de Myriam Picabia ?

Je reste figée, le souffle coupé devant cette femme qui sait de quoi je parle, et pour cause : c’était elle qui avait acheté la maison en 1955.

— Maman… tu es en train de me dire qu’en sonnant, tout à fait par hasard, à la première maison devant laquelle tu t’arrêtes, tu tombes sur la maison de tes grands-parents ? Tout de suite !

— Aussi improbable que cela puisse paraître. C’est comme ça que les choses se sont passées :

— Oui je suis la fille de Myriam, lui ai-je dit, je passe le week-end à côté d’ici, avec ma fille et mon mari, j’avais envie de voir le village de mes grands-parents mais je ne veux pas vous déranger.

— Au contraire, entrez, cela me fait très plaisir de vous rencontrer.

Elle me dit cela sur un ton très doux, très calme. J’entre dans le jardin et je me souviens qu’en apercevant la façade de la maison, un brouillard s’est abattu sur moi et mes jambes ont faibli sous mon poids. J’ai fait un malaise. La femme m’a installée dans son salon devant une orangeade, je crois qu’elle comprenait mon émotion. Au bout d’un petit moment, je reprends mes esprits, on parle, et je finis par lui poser la même question que tu me poses aujourd’hui, je lui demande dans quel état elle a retrouvé l’endroit. Et voici ce qu’elle m’a répondu :

— Je suis arrivée dans cette maison en 1955. Lors de ma première visite, j’avais remarqué qu’il manquait des meubles, on sentait que la maison avait été vidée de ses valeurs. Et ensuite, lorsque je suis revenue le jour du déménagement, j’ai remarqué que des gens étaient venus, entre-temps, prendre des choses. Ils avaient dû faire vite car il y avait des chaises renversées par terre. Vous voyez ? Comme des voleurs qui agissent dans la précipitation. Je me souviens très bien qu’un cadre avait disparu. Une très belle photographie de la maison qui m’avait tapé dans l’œil le jour de la visite. Eh bien, elle n’y était plus. Il ne restait au mur qu’une trace en forme de rectangle, avec la cimaise qui pendouillait.

Tout ce que me racontait cette femme me déchirait le cœur, c’étaient nos souvenirs qu’on avait volés, ceux de ma mère, ceux de notre famille.

— Les quelques objets que j’ai pu garder, m’a dit la femme, je les ai mis dans une malle qui se trouve au grenier. Si vous la voulez, elle vous appartient.

Je l’ai suivie mécaniquement au grenier, je ne comprenais même pas ce qui m’arrivait. Depuis toutes ces années, ces objets attendaient, là, patiemment, qu’on vienne les chercher. Quand elle a ouvert la malle, les émotions m’emportèrent tout entière. C’était trop.

— Je reviendrai prendre la malle un autre jour, lui dis-je.

— Vous êtes sûre ? demanda-t-elle.

— Oui, je vais revenir avec mon mari.

La femme m’a raccompagnée mais avant de me dire au revoir, quasiment sur le pas de la porte, elle ajouta :

— Attendez, je voudrais quand même que vous repartiez avec quelque chose.

Elle est revenue avec un petit tableau dans les mains, pas plus grand qu’une feuille de papier, une gouache qui représentait une carafe en verre, une petite nature morte encadrée d’un bois rustique. Elle était signée Rabinovitch. Je reconnus l’écriture élégante et pointue de Myriam. C’était ma mère qui avait peint ce tableau, à l’époque où elle vivait ici, heureuse, entourée de ses parents, de son frère et de sa sœur Noémie. Depuis ce jour-là, il ne m’a plus jamais quittée.

— Tu es retournée chercher la malle ?

— Bien sûr. Quelques semaines plus tard, avec ton père. Je n’ai rien dit à ma mère sur le moment, je voulais lui faire la surprise.

— Oh là là… quelle mauvaise idée !

— Très mauvaise. Je suis descendue à Céreste pour passer un mois d’été avec Myriam. Je lui apporte la malle, fière et émue de lui offrir ce trésor. Myriam s’est assombrie, elle a entrouvert la malle, silencieuse. Puis l’a refermée immédiatement. Pas un mot. Rien. Puis elle l’a rangée à la cave. À la fin des vacances, avant de rentrer à Paris, je suis allée prendre quelques objets, une nappe, un dessin de sa sœur, et les quelques photographies qui sont dans mes archives, des papiers administratifs… pas grand-chose. À la mort de Myriam en 1995, j’ai recherché la malle à Céreste. Elle était vide.