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— Tu crois qu’elle avait tout jeté ?

— Qui sait. Brûlé. Ou donné.

Quelques grosses gouttes de pluie, lourdes, sont tombées sur le pare-brise de la voiture. Cela faisait du bruit, comme des petites billes. Notre arrivée aux Forges s’est faite sous des trombes d’eau.

— Tu te souviens où était la maison ?

— Plus très bien, je crois que c’était à la sortie du village en direction de la forêt. On va voir si je retrouve avec autant de facilité que la première fois.

Le ciel est devenu noir, comme si la nuit tombait. Nous avons essayé d’enlever la buée sur le pare-brise avec les manches de nos pulls. Les essuie-glaces ne servaient plus à rien. Nous avons tourné en rond, Lélia ne reconnaissait pas le village, on revenait chaque fois au point de départ, comme dans les cauchemars, quand on ne trouve plus jamais la sortie du rond-point. Et le ciel qui nous dégoulinait dessus.

Nous sommes arrivées dans une rue composée d’une unique rangée de cinq ou six petits pavillons, pas davantage, qui faisaient face à un champ. Les maisons étaient toutes en rang d’oignons.

— J’ai l’impression que c’est cette rue, m’a dit soudain Lélia. Je me souviens qu’il n’y avait pas de vis-à-vis.

— Attends, je vois écrit « rue du Petit Chemin », ça te dit quelque chose ?

— Oui, je crois bien que c’est le nom de la rue. Et la maison, je dirais que c’est celle-ci, dit ma mère en s’arrêtant devant le numéro 9, je me souviens que c’était presque au bout de la rue, mais pas celle qui fait l’angle, juste avant.

— Je vais voir si je trouve un nom sur le portail.

Je sortis sous la pluie, en courant, nous n’avions pas de parapluie, pour voir le nom qui se trouvait sur la sonnette. Je revins complètement trempée.

— Les Mansois, ça te dit quelque chose ?

— Non. Il y avait un x dans son nom, j’en suis sûre.

— C’est peut-être pas la bonne maison.

— J’ai une vieille photo de la façade dans les papiers, regarde, on va comparer.

— Mais comment tu veux faire ? Le portail est trop haut, on n’y voit rien.

— Monte sur le toit, a dit Lélia.

— Sur le toit de la maison ?

— Mais non, monte sur le toit de la voiture ! Comme ça tu auras la vue dégagée et tu pourras regarder par-dessus le portail.

— Non maman, je peux pas faire ça, tu imagines si les gens nous voient.

— Allez… a dit Lélia comme quand, enfant, je rechignais à faire pipi entre les voitures.

Je suis sortie sous la pluie en m’appuyant sur le siège de la voiture, porte ouverte, je me suis hissée sur le toit. Ce n’était pas facile de se mettre debout parce que la pluie rendait la tôle très glissante.

— Alors ?

— Oui maman, c’est la bonne maison !

— Va sonner, m’a crié Lélia qui pourtant ne m’avait jamais donné un ordre de sa vie.

Entièrement dégoulinante de pluie, j’ai sonné plusieurs fois au portail du numéro 9. J’étais émue de me retrouver devant chez les Rabinovitch. J’avais l’impression que derrière le portail, la maison avait compris que c’était moi, qu’elle m’attendait en souriant.

Je suis restée un long moment sans que rien ne se passe.

— J’ai l’impression qu’il n’y a personne, ai-je fait signe à Lélia, déçue.

Mais soudain, on a entendu des aboiements et le portail du numéro 9 s’est entrouvert. Une femme d’une cinquantaine d’années apparut. Elle était teinte en blond, les cheveux lui tombaient aux épaules, un visage légèrement empâté, un peu rouge, elle parlait à ses chiens qui couraient et aboyaient, et malgré le grand sourire que je lui montrais pour prouver mes bonnes intentions, son regard restait méfiant. Les chiens, des bergers allemands, tournaient autour de ses jambes, elle leur a parlé méchamment pour leur ordonner de se taire, elle était excédée par ses bêtes. Je me suis demandé pourquoi certains propriétaires de chiens passent leur temps à s’en plaindre alors que rien ne les oblige à vivre avec eux. Je me suis demandé aussi qui me faisait le plus peur, la femme ou ses chiens.

— C’est vous qui avez sonné ? m’a-t-elle aboyé en jetant un coup d’œil furtif à la voiture de ma mère.

— Oui, ai-je dit, en essayant de sourire malgré l’eau qui dégoulinait sur mes cheveux. Notre famille habitait ici pendant la guerre. Ils ont vendu la maison dans les années 50 et on se demandait si on pouvait, sans vous déranger évidemment, peut-être, juste voir le jardin, regarder comment c’était…

La femme m’a bloqué le passage. Et comme elle était physiquement imposante, je n’ai pas pu regarder la façade de la maison. Elle a froncé les sourcils. Après ses chiens, c’était moi qui à présent l’excédais.

— Cette maison appartenait à mes ancêtres, ai-je repris, c’est là qu’ils habitaient pendant la guerre. Les Rabinovitch, ça vous dit quelque chose ?

Son visage est parti en arrière, elle m’a regardée avec une moue, comme si je venais de lui mettre une mauvaise odeur sous le nez.

— Attendez ici, a-t-elle dit en refermant le portail.

Les bergers allemands se sont mis à aboyer très fort. Et d’autres chiens du quartier ont répondu. Tous semblaient prévenir le voisinage de notre présence dans le village. Je suis restée sous la pluie longtemps, comme sous une douche froide. Mais j’étais prête à beaucoup pour voir le jardin que Nachman avait planté, le puits que Jacques avait construit avec son grand-père, chaque pierre de cette maison qui avait vu les jours heureux de la famille Rabinovitch avant leur disparition. Au bout d’un certain temps, j’ai entendu ses pas de nouveau sur les graviers, puis elle rouvrit le portail, j’ai compris alors qu’elle me faisait penser à Marine Le Pen, elle tenait un grand parapluie à fleurs, incongru, qui me cachait la vue, je devinais quelqu’un d’autre derrière elle, un homme, qui portait des bottes en plastique vertes de chasseur.

— Vous voulez quoi exactement ? me dit-elle.

— Juste… visiter… notre famille habitait là…

Je n’ai pas eu le temps de terminer ma phrase que l’homme derrière s’est adressé à moi, je me suis demandé si c’était son père ou son mari.

— Oh oh, on vient pas chez les gens comme ça ! On a acheté cette maison il y a vingt ans, nous sommes chez nous ici ! m’a-t-il craché avec méchanceté. La prochaine fois il faut prendre rendez-vous, dit le vieux monsieur. Sabine, ferme la porte. Au revoir madame.

Et Sabine m’a claqué le portail au nez. Je suis restée sans bouger, un grand sentiment de tristesse s’est abattu sur moi, si fort que je me suis mise à pleurer. Cela ne se voyait pas, à cause de la pluie qui dégoulinait déjà sur mon visage.

Ma mère s’est calée dans le siège de sa voiture et elle a regardé droit devant elle avec détermination.

— On va aller interroger les autres voisins, m’a-t-elle annoncé. On va retrouver ceux qui nous ont volés, a-t-elle ajouté.

— Volés ?

— Oui, ceux qui ont pris les meubles, les cadres et tout le reste ! Ils doivent bien être quelque part !

Sur ces mots, ma mère a ouvert la fenêtre pour allumer une cigarette mais le briquet s’éteignait chaque fois à cause de la pluie battante.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Il nous reste ces deux maisons qui ont l’air habitées.

— Oui, dit-elle songeuse.

— On commence par laquelle ?

— Allons à la numéro 1, a dit ma mère, qui avait calculé que c’était la maison la plus éloignée de la voiture – qui lui permettrait donc de fumer sa cigarette sur le chemin.