Nous avons attendu quelques instants pour reprendre nos forces et nos esprits, puis nous sommes sorties ensemble de la voiture.
Au numéro 1, une femme est apparue devant la maison, aimable, elle paraissait 70 ans, mais sans doute faisait-elle plus jeune que son âge. Elle était teinte en roux et portait un perfecto en cuir ainsi qu’un bandana rouge autour du cou.
— Bonjour madame, pardon de vous déranger, nous sommes à la recherche des souvenirs de notre famille. Ils ont vécu dans cette rue, au numéro 9, jusqu’à la guerre. Peut-être que cela vous évoque…
— Vous dites pendant la guerre ?
— Ils ont vécu aux Forges jusqu’à l’année 1942.
— La famille Rabinovitch ? a-t-elle demandé d’une voix éraillée, une voix de fumeuse grave et profonde.
Cela nous a fait une impression bizarre, que cette femme prononce le nom Rabinovitch, comme si elle les avait croisés le matin même.
— Tout à fait, a dit ma mère. Vous vous souvenez d’eux ?
— Très bien, a-t-elle répondu avec une simplicité déconcertante.
— Écoutez, a dit Lélia, ça ne vous dérange pas qu’on rentre chez vous, cinq minutes, pour parler ?
La femme a semblé soudain hésitante.
De toute évidence, elle n’avait pas envie de nous faire entrer dans sa maison. Mais quelque chose lui interdisait de nous refuser l’entrée, à nous, les descendantes des Rabinovitch. Elle nous a demandé d’attendre au salon, et surtout, de ne pas nous asseoir sur son canapé avec nos manteaux trempés.
— Je vais prévenir mon mari, a-t-elle dit.
J’ai profité de son absence pour jeter mes yeux un peu partout. Nous avons sursauté parce que la femme est revenue très vite, avec des serviettes-éponges.
— Si ça vous ennuie pas, c’est pour protéger le canapé, je vais faire du thé, a-t-elle dit en repartant dans la cuisine.
La femme tenait un plateau de tasses fumantes dans les mains, un service en porcelaine à l’anglaise avec des fleurs roses et bleues.
— J’ai les mêmes chez moi, a dit Lélia, ce qui a fait plaisir à la femme. Ma mère a toujours su, instinctivement, s’attirer la sympathie des gens.
— J’ai connu les Rabinovitch, je me souviens très bien, a-t-elle affirmé en nous proposant du sucre. Un jour, la maman – pardon je ne me souviens plus de son prénom…
— Emma.
— Oui c’est ça, Emma. Elle m’avait donné des fraises de son jardin. Je l’avais trouvée gentille. C’était votre maman donc ? a-t-elle demandé à Lélia.
— Non… c’était ma grand-mère… vous avez des souvenirs plus précis ? Cela m’intéresse beaucoup, vous savez.
— Écoutez… je me souviens des fraises… j’adorais les fraises… celles de son jardin étaient magnifiques, ils avaient un potager et des pommiers qui dépassaient en espalier. Je me souviens aussi de la musique qu’on entendait parfois jusque dans notre jardin. Votre maman était pianiste, n’est-ce pas ?
— Tout à fait. Ma grand-mère, a rectifié Lélia. Peut-être qu’elle donnait des cours de piano dans le village, ça vous dit quelque chose ?
— Non. J’étais petite et mes souvenirs sont lointains.
La femme nous a regardées.
— J’avais 4 ou 5 ans quand ils ont été arrêtés.
Elle a pris un temps.
— Mais ma mère m’avait parlé de quelque chose.
Elle a de nouveau réfléchi, en regardant sa tasse de porcelaine, plongée dans ses souvenirs.
— Quand les policiers sont venus les chercher. Ma mère a vu les enfants sortir de la maison. Quand ils sont rentrés dans la voiture, ils ont entonné La Marseillaise. Cela l’avait beaucoup marquée. Elle me disait souvent : « Les petits, ils sont partis en chantant La Marseillaise. »
Qui aurait pu leur demander de se taire ? Ni les Allemands, ni les Français. Aucun ne pouvait faire cet affront à l’hymne de la nation. Les enfants Rabinovitch avaient trouvé une façon de narguer leurs assassins. Et soudain, ce fut comme si leur chant nous parvenait depuis la rue.
— Il y a des meubles qui ont disparu de la maison, un piano, cela vous dit quelque chose ? ai-je demandé.
La femme est restée silencieuse avant d’ajouter :
— Je me souviens des pommiers, ils étaient en espalier, le long du mur.
Puis elle a regardé sa tasse de thé, toujours pensive.
— Vous savez, pendant la guerre, on a été occupés par les Allemands. Ils étaient au château de la Trigall. Il y avait aussi un instituteur qui avait disparu.
Soudain la femme a semblé divaguer, comme si son cerveau était fatigué.
— Oui, ai-je insisté…
— Les propriétaires actuels, ils sont très gentils, a-t-elle dit en nous regardant, comme si quelqu’un l’écoutait, quelqu’un d’invisible pour nous.
Puis elle s’est mise à parler avec des intonations presque enfantines et je pouvais distinguer les traits de la petite fille qu’elle avait été, soixante-dix ans plus tôt, mangeant les fraises du jardin d’Emma. Faisait-elle exprès de jouer l’enfant ?
— Écoutez, on va vous expliquer pourquoi nous sommes là. Nous avons reçu une carte postale étrange il y a quelques années, une carte postale qui parlait de notre famille. On se demande si c’est pas quelqu’un du village qui l’a envoyée.
J’ai vu dans son regard un éclair, elle n’était pas du tout naïve et devait prendre des décisions dans sa tête, les unes après les autres. Je l’ai sentie tiraillée entre deux sentiments. Elle n’avait pas envie de s’avancer davantage dans cette conversation, ni qu’on la pousse dans certains retranchements. Mais une sorte de droiture morale l’obligeait à répondre à nos questions.
— Je vais chercher mon mari, a-t-elle dit brusquement.
Son mari est entré dans la pièce exactement à ce moment-là, comme un acteur qui aurait attendu son entrée dans les coulisses. Avait-il écouté notre conversation derrière la porte ? Sans doute.
— Mon mari, a-t-elle dit en nous présentant un monsieur bien plus petit qu’elle, avec une moustache et des cheveux très blancs. Aux yeux bleus perçants.
Le mari s’est assis sur le canapé, silencieux, il attendait quelque chose mais nous ne savions pas quoi. Il nous regardait.
— Mon mari vient du Béarn, a dit la femme. Il n’a pas grandi ici. Mais il s’est toujours intéressé à l’Histoire en général. Alors il a fait des recherches sur le village des Forges pendant la guerre. Peut-être qu’il pourra mieux vous répondre que moi si vous avez des questions.
Le mari a tout de suite pris la parole.
— Vous savez, le village des Forges, comme la plupart des villages de France, en particulier en zone nord, a été très marqué par la guerre. Il y eut des familles divisées, d’autres endeuillées. On n’imagine pas la difficulté pour les habitants de se remettre de tout cela. C’est presque impossible de se mettre à la place des gens, dans le contexte de l’époque. On ne peut pas juger, vous comprenez ?
Le vieil homme parlait avec une certaine sagesse, posément.
— Aux Forges, il y a eu l’histoire de Roberte qui a profondément secoué le village, vous la connaissez sans doute.
— Non, nous n’en avons pas entendu parler.
— Roberte Lambal ? Vous ne voyez pas ? Il y a une rue qui porte son nom, vous devriez aller voir, c’est très intéressant.
— Vous voulez bien nous raconter son histoire ?
— Si vous le demandez, a-t-il dit en remontant le tissu de son pantalon sur chacun de ses genoux. En août 1944, si mes souvenirs sont bons, un groupe de résistants d’Évreux a tué deux soldats nazis. C’était très grave pour l’occupant, bien évidemment. Les résistants ont quitté Évreux pour venir se cacher dans le village des Forges, où ils ont été accueillis par la mère Roberte, une veuve âgée de 70 ans – ce qui était très vieux à l’époque – qui vivait seule dans une petite ferme avec ses poules et ses chèvres. Au bout de quelques jours, voilà que quelqu’un du village va dénoncer la mère Roberte. Un habitant apprend ça, il vient en courant à la ferme, prévenir les résistants de déguerpir sur-le-champ. Ils veulent prendre avec eux la mère Roberte, car ils savent que les Allemands vont l’interroger mais la veuve refuse, elle promet de ne rien dire. Ce qu’elle veut, elle, c’est rester surveiller ses poules et ses chèvres. Et puis elle est bien trop vieille pour s’enfuir dans la forêt. Les résistants se sauvent. Quelques minutes à peine après leur départ, les Allemands débarquent en force dans la ferme, avec des voitures, des motocyclistes, des mitrailleuses. Ils sont peut-être une quinzaine à entourer la pauvre Roberte. Ils lui demandent où elle a caché les résistants. Elle répond qu’elle ne sait pas de quoi ils parlent. Alors ils fouillent la ferme, ils retournent tout. Et finissent par trouver l’émetteur radio que les résistants avaient caché dans les bottes de foin de la grange. Ils rouent de coups la vieille Roberte, pour la faire avouer. Mais elle ne parle toujours pas. Une nouvelle voiture arrive. Une patrouille a réussi à attraper l’un des résistants en fuite, avec son brassard et son fusil. Gaston. Ils engagent une confrontation entre Gaston et Roberte, mais aucun des deux ne parle, aucun des deux n’avoue, aucun des deux ne dit où sont partis les autres, aucun ne donne de noms. Les Allemands attachent Gaston à un arbre de la ferme, pour le torturer, ils se relaient pour le frapper, mais pas un son ne sort de sa bouche. Ils lui arrachent les ongles, mais toujours rien. Pendant ce temps, ils demandent à Roberte de préparer un repas pour eux, avec ses poules, ses chèvres, les vins de sa cave et toute la nourriture qui se trouve dans la maison. Elle doit dresser une grande table devant l’arbre où se trouve Gaston, ensanglanté, défiguré. Les Allemands passent la soirée à boire et à manger, ils sont servis par Roberte, qui de temps en temps reçoit un coup, la vieille femme trébuche à terre et cela fait rire les hommes. Le lendemain matin, Gaston, qui a passé la nuit attaché à l’arbre, refuse toujours de parler. Alors les hommes le détachent pour l’emmener à l’aube dans la forêt. Ils lui font creuser un trou et l’enterrent vivant. Puis ils retournent chez Roberte pour lui raconter ce qu’ils ont fait subir à Gaston. Ils la menacent, si elle ne parle pas, de la pendre. Mais Roberte tient bon. Elle refuse de dire ce qu’elle sait des résistants. Fou de rage devant l’obstination de la vieille dame à se taire, le sous-officier allemand demande à ce qu’elle soit pendue à l’arbre. Les hommes s’exécutent, passent une corde au cou de Roberte et avant qu’elle ne soit complètement morte, tandis que ses jambes se débattent dans l’air, le sous-officier agacé prend une mitraillette pour se venger. Voilà la fin de l’histoire.